37. Supercheries
Les troupes eyraines se retirèrent. On repassa le coude de la rivière, on tira les bateaux à sec et l’on monta les tentes sur la rive ; on ramassa ce qu’on put trouver de bois, on installa les feux de cuisine, on creusa des latrines sous les ordres des deux vieux soldats, les ducs de Passorage et de Shepsey. Cette nuit-là, le campement fut bien silencieux. Les hommes étaient assemblés en petits groupes et parlaient à mi-voix, se rappelant les familles qui les attendaient chez eux, ou leurs parents capturés par les Istriens. D’autres nouaient des nœuds de souvenirs.
Celui de Bard Rolfson disait :
Le chef lança son navire de la mer froide
au flot clair de la rivière à Céra
Il s’en vint devant les murailles
Ce roi puissant et généreux
Chercher sa reine, cruellement captive
Du malfaisant Istrien
Ce seigneur à la langue menteuse, tapi dans son repaire
Proféra de sombres menaces
Ulf s’envola, le plus beau des fils
Les braves murailles tomberont
Celui qui, farouche, donne aux corbeaux leur pâture
Se glorifiera de sa victoire
Mais celui qui, farouche, donnait aux corbeaux leur pâture, était assis à l’écart de ses hommes et ne parlait à personne. Il aiguisa son épée toute la nuit, plongé dans de ténébreuses réflexions.
*
* *
À la première lueur de l’aube, le lendemain, on amena un prisonnier au campement, une mince silhouette enveloppée d’un manteau, et que Jarn Filason et un autre éclaireur avaient vu se glisser par la poterne. C’était une femme, qui tenait entre ses bras un paquet enveloppé de bandelettes.
Lorsqu’elle eut rejeté son capuchon, elle laissa échapper une exclamation étranglée.
« Léta ! Léta Aile-de-Mouette !
— Mon seigneur ! »
La jeune fille vacilla, serait tombée si Jarn ne l’avait retenue par un bras.
« Je… Je ne puis le croire, vous êtes vivant ! Ils disaient que… mais… oh, je vous ai vu mourir ! »
Ravn fronça les sourcils : « Ce n’était pas moi.
— Sur le pont du navire de mon père…
— Comme tu le vois, je me porte fort bien.
— Comment est-ce possible ? » Ses doux yeux sombres le dévisageaient, émerveillés. « C’est un miracle. »
Mais le regard de Ravn s’était abaissé vers l’objet qu’elle tenait. Il en considéra la forme et la taille, et le cœur lui manqua. « Est-ce…
— C’est Ulf, mais ce n’était pas votre fils, c’était mon fils, dit-elle avec douceur. Et je ne suis pas Léta Aile-de-Mouette. »
Il allait la contredire, mais elle l’interrompit vivement, avant de ne plus avoir le courage de dire la vérité à cet homme qu’elle désirait tant, et qui lui était miraculeusement rendu. « Je m’appelle Sélène Issian. Je suis la fille de l’homme qui a enlevé votre épouse et qui commande désormais le château de Céra. Comment je suis arrivée à Halbo, c’est une trop longue histoire. Mais vous devez me croire. L’enfant que vous croyiez être le vôtre était en fait le mien, la conséquence d’un viol infâme, que m’ont pris une seither de votre cour et la femme parfois connue sous le nom de Rose du Monde. Elles ont par sortilège fait croire que la reine portait votre enfant et j’ai été contrainte de me faire complice de cette supercherie, ce dont j’éprouve une honte infinie. » Elle releva brièvement les yeux, vit le chagrin et la perplexité de Ravn, et regarda de nouveau le sol boueux. « Ulf est mort hier, mais non parce qu’il a été jeté au bas des murailles. Mon… (sa voix s’altéra) … mon père… l’a tué… en déclarant qu’il ne voulait pas de… bâtards sur son chemin… Je suis venue pour lui donner une meilleure sépulture que Céra. » Elle écarta alors les langes de la tête du bébé, et tous purent voir que l’enfant qu’on avait connu comme l’héritier du roi était bel et bien mort.
« Et le bébé jeté du haut des murailles ? » demanda Egg Forstson, d’une voix égale, malgré les larmes qui lui étaient montées aux yeux.
« L’enfant de l’aide-cuisinière, sanglota Sélène, qu’on lui a arraché de force. »
Il y eut un long silence. « Pourquoi es-tu venue à moi ? » murmura Ravn.
Sélène se redressa. « Je suis venue voir si c’était vraiment vous. Et, pour dire vrai, c’était pour vous apprendre la vérité, afin que vous puissiez repartir en tout honneur, et sans avoir rien perdu.
— Mais mon épouse…
— La Rose du Monde n’a pas versé une seule larme sur vous. Elle n’a pas pleuré votre séparation, n’a pas eu un seul mot de chagrin. Et depuis qu’elle a été amenée à Céra, elle a passé son temps, nue et docile, dans les appartements de mon père. Il dit qu’ils se marieront et qu’elle portera tous ses fils. Mais il sera déçu aussi, car elle m’a avoué qu’elle était stérile et ne pouvait engendrer aucun enfant. »
Ravn Asharson la contemplait avec horreur. Il dit enfin : « Tu es folle.
— Sire… »
Un homme hagard aux cheveux noirs était apparu près du roi. Il semblait vaguement familier ; Ravn lui adressa un signe impatient de la main : « Quoi ?
— J’ai déjà entendu une partie de l’histoire de cette femme.
— Comment est-ce possible ?
— Je suis Aran Aranson. Au cours de la Grande Foire, les Istriens ont accusé ma fille Katla d’être impliquée dans une terrible violence infligée à cette femme qui se tient devant vous. Vous êtes resté là et vous avez regardé Katla être condamnée au bûcher.
— J’ai fait cela ? » Ravn était stupéfait. « Ta fille, dis-tu ? »
Aran hocha la tête. « Katla Aransen, de Tomberoc. Vous n’aviez pas l’air d’être en possession de tous vos esprits, à ce moment-là… »
Ravn lui prêtait attention à présent, plongé dans une soudaine réflexion.
« Tomberoc. Ah, oui. Je vous ai appelés aux armes. Vous n’êtes pas venus, et vous n’avez pas envoyé de bateaux.
— J’étais… occupé ailleurs. Et lorsque je suis revenu à Tomberoc, ma demeure avait été incendiée et des raiders avaient enlevé ma famille. »
Ravn eut un sourire lugubre : « Eh bien, sur ce plan du moins, nous sommes quittes, mon ami. »
Aran baissa la tête.
« Et l’histoire que raconte cette femme ? » insista le roi.
« Le nom qu’elle vous a donné est celui qu’elle a confié à Katla et à son cousin Erno Hamson. Ils l’ont trouvée meurtrie et ensanglantée alors qu’elle fuyait son assaillant de la Grande Foire. Sélène Issian. La fille du sire de Cantara. » Il se tourna vers l’Istrienne. « Katla serait heureuse, j’en suis sûre, de savoir que tu as survécu. Erno se trouve-t-il dans le château ? »
Sélène secoua la tête : « Il y a bien des mois que je ne l’ai vu. » Elle adressa un sourire hésitant à Aran. « Si ce n’avait été de la bravoure de votre fille, Messire, je serais morte, j’en suis certaine. Mais a-t-elle survécu au bûcher, elle ? Erno semblait certain de son trépas.
— Oui, dit sombrement Aran. Oui, elle a survécu à cette épreuve. Mais où elle se trouve à présent, je n’en ai pas la moindre idée. »
Pendant cette conversation, Ravn Asharson avait pris l’expression dure et calculatrice de son père, le Loup Gris.
« Je ne puis prétendre que je comprends tous ces mensonges. Mais s’il est une vérité là-dedans, c’est que la Destinée nous a offert un don des plus imprévus. » Il se tourna vers Jarn Filason. « Apporte un des corbeaux. Je crois que nous devons apprendre à l’Istrien que nous tenons sa fille comme il tient mon épouse. »
Sélène Issian laissa échapper une exclamation horrifiée. « Je suis venue trouver refuge auprès de vous, non pour être tenue en otage ! s’écria-t-elle. Et parce que je pensais que vous vous souciiez un peu de moi. » Elle le dévisagea, dans l’espoir d’une réaction, mais rien ne changea dans la dure expression du roi. Elle comprit soudain qu’elle avait été stupide, pis encore, une idiote amoureuse. « Je pensais que vous auriez voulu savoir la vérité, gémit-elle. Mais vous ne semblez pas plus vous en inquiéter que de moi. J’attendais mieux de vous, et d’Eyra. Mais vous êtes exactement comme mon père. Vous vous servez des femmes quand cela vous convient, mais nous ne sommes rien de plus pour vous que des objets à chérir ou à échanger, comme des pions… »
Ravn haussa les épaules, sans être touché par cette accusation. « Quand je t’ai connue, je croyais que tu étais une bonne compagne pour mon épouse et une bonne nourrice pour mon enfant. Mais apparemment, tu es une folle, ou une Istrienne, et puisque mon enfant est mort, tu ne m’es d’aucune autre utilité. Tu pourrais l’être pour mes hommes, cependant… » Il lui adressa ce sourire de loup qui lui avait jusqu’alors fait trembler les genoux mais la glaçait maintenant jusqu’aux os. Puis il se détourna : « Le corbeau, Jarn, dépêche-toi ! »
*
* *
« Un oiseau est arrivé, mon seigneur.
— De Forent, d’Ixta ?
— C’est… un corbeau, mon seigneur.
— Un corbeau ? Depuis quand se sert-on de corbeaux à Forent pour envoyer des messages ?
— Je crois qu’il vient de l’ennemi, mon seigneur.
— Mais ils se sont retirés. » Il y eut une pause tandis que le sire de Cantara se rendait à la fenêtre pour jeter un coup d’œil. Quand il se retourna, il avait l’air sombre. « Donne-moi ce message. »
Le garde lui tendit le parchemin roulé et recula prudemment de plusieurs pas.
« “Au sire de Cantara, de la part de Ravn Asharson, roi d’Eyra” », lut Tycho Issian à haute voix. Puis il parcourut le reste des yeux, en faisant signe au garde de partir. Lorsque la porte fut bien fermée, il reprit sa lecture à haute voix : « “Vous avez montré votre vaillance contre des bébés en armes. Je vous défie maintenant d’essayer contre moi. En combat singulier, une heure après l’aube demain, devant votre château. Si vous êtes vainqueur, je vous rendrai votre fille Sélène, et mon armée se retirera. À l’aube, demain, voleur de femmes, ou nous démolirons la cité pierre par pierre !” »
Virelai le fixait d’un regard limpide. « Le ferez-vous ? »
Tycho Issian éclata de rire : « Vraiment pas. L’homme est un guerrier, entraîné à la bataille depuis ses premiers pas. Alors que moi… » Il haussa les épaules. « Non, mon cher Virelai. Tu iras à ma place.
— Moi ? » Le sorcier était horrifié. « Je peux à peine soulever une épée, moins encore la brandir. Et puis, je suis lié par un sortilège…
— Un sortilège ? Je me soucie comme d’une guigne de ton sortilège. Quelle est ton utilité si tu ne peux tuer un homme par magie ? »
Les yeux de Virelai s’emplirent de larmes amères. « Ne pouvez-vous envoyer un message refusant le défi ?
— Et passer pour un couard ?
— Mais si je perds…
— Comment peux-tu perdre ? Tu es un sorcier, et lui… ce n’est qu’un homme.
— Un homme très fort et très irrité.
— Mais un homme néanmoins. Je te trouverai de mes habits. Peut-être l’écarlate, c’est impressionnant. La ressemblance, je sais que tu peux y veiller. Il ne verra ton visage qu’une fois, ensuite tu mettras un casque, et tu te serviras de tes talents pour l’abattre. »
Virelai se détourna, abattu, le menton tremblant.
« Oh, et, Virelai… ? »
En retenant ses larmes avec peine, Virelai regarda par-dessus son épaule.
« Je le veux mort. Le roi barbare. Bien mort. Tu m’entends ? Ils sont durs, ces Eyrains. Des membres amputés, des yeux crevés, une épée dans le ventre, ils trouvent moyen de survivre à tout cela, et nous ne le voulons point, n’est-ce pas ? Non. Mort. Absolument mort. Fais-en un bon spectacle, et je te récompenserai bien. Très bien, en vérité… » Les yeux noirs luisaient de malice. « Je crois bien que je te donnerai ma fille, Sélène. As-tu vu ma fille ? Viens, regarde, là, près du porteur d’étendard barbare ! Comment ils ont pu la capturer, la Dame seule le sait. Mais elle est là-bas, et encore très jolie, si je puis le dire. Souillée comme elle l’est, je ne puis la marier à un autre seigneur, alors, pourquoi ne pas garder un sorcier dans la famille ? Comment aimerais-tu cela, hein ? Ce serait tout à fait approprié, je trouve : comme un chevalier, tu auras sauvé ma fille de la horde sauvage et en échange gagné sa main et un château en plein désert. Parfait. On en fera des chansons. Ah, si on connaissait la vérité ! »
Virelai s’enfuit dans le corridor. Si seulement mes pouvoirs magiques étaient plus développés, se disait-il, je me transformerais en oiseau, comme le Maître, et je m’échapperais pour toujours de cet horrible lieu.
*
* *
Un soleil rouge se glissa au-dessus des collines le matin suivant et maints hommes firent des signes superstitieux, des deux côtés des murailles, car ils le voyaient comme un mauvais présage. Ravn Asharson revêtit son armure avec des gestes délibérés, très soigneusement, en vérifiant chaque courroie, chaque boucle, et les maillons de sa cotte de mailles. Ce faisant, il sifflait une vieille chanson traditionnelle, La Fille de Kurnow. Les guerriers les plus âgés échangèrent des regards : cela avait également été l’une des favorites d’Ashar Stenson.
« Il y aura du sang », remarqua le duc de Passorage ; Egg Forstson se contenta de hausser les épaules en faisant craquer ses phalanges.
« Je n’aime pas cela, Bran. Pas du tout.
— Je ne me fie pas aux Istriens non plus, mais à part poster des archers dans les arbres, nous ne pouvons rien de plus pour le protéger.
— Morveux impatient !
— Ce n’est plus le chiot que tu imagines, Egg. Rappelle-toi comme il a gagné le concours d’escrime, à la Grande Foire.
— Oui, un concours. Et il y a presque perdu un œil. C’est ici un combat à mort, et c’est notre roi. Si nous le perdons, ce sera le chaos en Eyra. Avec la disparition d’Erol Bardson, il n’y a pas de successeur clairement désigné. »
Passorage baissa la tête. « Tu as raison, évidemment. Mais quel choix avons-nous ? »
Le duc de Shepsey se pencha vers lui : « Parle au mage, murmura-t-il d’un air théâtral. Vois ce qu’il peut faire. »
Son compagnon était horrifié : « Egg ! Où est ton honneur ?
— Il m’a été dérobé il y a bien longtemps.
— Mais Ravn serait furieux.
— Furieux, mais vivant. »
*
* *
Tandis que le soleil se levait, les battants des grandes portes bardées de fer s’ouvrirent. Deux hérauts à cheval les franchirent, avec leurs grandes bannières écarlate et argent qui flottaient vaillamment dans l’air. Derrière eux, curieusement instable sur un magnifique étalon bai, s’avançait le sire de Cantara, sa cape écarlate gonflée par le vent. À sa suite, un couple de pages portaient un étincelant casque d’argent poli et une grande épée dans un fourreau de cuir rouge. En arrivant au terrain herbu qui bordait la rivière, il sauta à bas de sa monture, qui rua et s’écarta d’un pas dansant, les yeux fous. Lorsqu’il prit l’épée de la main des pages, il la laissa presque tomber, comme s’il en avait mal évalué le poids.
Le duc de Shepsey échangea un coup d’œil perplexe avec le duc de Passorage.
« Nous n’aurons peut-être pas besoin de l’aide du sorcier, après tout, murmura Egg avec un petit sourire.
— Ou l’homme est plus ingénieux qu’il n’en a l’air, fit Bran, inquiet.
— Tout dans le style, rien dans la substance », déclara l’un des rameurs derrière eux, et ses compagnons marmonnèrent leur assentiment.
« Le bel équipement ne fait pas le guerrier », se gaussa le navigateur de La Hache.
« Vrai, mais l’écarlate pourrait cacher le sang que versera notre Étalon ! » répliqua le capitaine de L’Ourse, et tous rugirent de rire.
Lèvres serrées, sans un mot, Tycho Issian salua le roi eyrain d’un poing sur la poitrine et, en levant fièrement son menton proéminent et son nez en bec d’aigle, il mit son casque. Les premiers rayons du soleil en frappèrent l’argent poli avec tant de force que cela faisait mal aux yeux de le regarder.
Ravn eut un rictus méprisant. « Je suis un peu surpris que tu n’aies rien à me dire, menteur. Tu ferais bien de prier ta chienne de déesse que ton épée parle avec plus d’éloquence ! »
Puis il brandit sa grande épée et chargea l’Istrien, qui releva la sienne avec maladresse pour parer le premier coup. Les lames s’entrechoquèrent avec fracas dans l’air calme du matin et l’écho s’en réverbéra sur les murailles de la cité, tel un glas.
Virelai, en tremblant, changea de prise sur le pommeau de l’épée. Son bras était tout engourdi, affaibli par ce premier choc, les doigts à peine capables de serrer la garde, mais déjà le roi du Nord fondait de nouveau sur lui et il n’avait pas le temps de formuler une incantation. Son esprit était vide et, même s’il avait laissé se dissiper le sortilège d’illusion qui l’avait tout occupé auparavant, il ne lui venait aucun autre stratagème. Il se concentra pour éviter l’assaut de Ravn, en se repliant sans élégance et en abattant son épée dans un semblant de coup de taille. Mais les spectateurs eyrains lancèrent des huées. Ça n’avait pas été très convaincant.
La sueur dégoulinait sous son bel habit. Les courroies du plastron métallique lui blessaient la peau, le casque lui comprimait les oreilles, l’emprisonnait : il avait conscience du plus infime inconfort, ce qui était ridicule car, le plus vraisemblablement, le prochain inconfort serait d’avoir un bras, une jambe ou la tête tranchés par la terrifiante épée de Ravn Asharson.
Le roi nordique attaqua de nouveau, et de nouveau Virelai l’évita.
« Bats-toi, au moins, gronda Ravn. Ou la prochaine fois je ne jouerai plus, voleur de femme, tueur d’enfant ! La prochaine fois, je te découperai aussi proprement qu’une volaille rôtie. Oui, et je te sortirai les entrailles par le dos, pour que tous puissent voir ton foie blanc de couard ! »
Le protège-bouche du casque étouffa le gémissement de Virelai. Oh, Grande Dame, supplia-t-il, ne me laissez pas périr. Je vous en prie, sauvez-moi de cet homme féroce qui est votre époux. Aidez-moi, je vous en prie, ma Déesse. J’aurais dû être plus fort. J’aurais dû vous secourir à Halbo, mais je ne savais comment, j’étais faible et apeuré. Mais pas autant que maintenant !
Il se rendit soudain compte que ses lèvres énonçaient ces paroles en silence, stupidement, un mantra pathétique adressé à une déesse qui, si elle daignait revenir à la conscience en ce monde, sourirait sûrement à sa mort bien méritée, une mort qui la verrait retourner dans les bras de l’homme qu’elle avait choisi. Même lui, il trouvait sa prière des plus creuses.
Je mérite la mort, je le sais, gémit-il toujours en silence, mais pas ainsi, pas alors que j’ai vraiment commencé de vivre. Oh, ma Dame, entendez-moi !
Le coup suivant s’abattit sur son bouclier, une protection désespérément inappropriée, essentiellement décorative, qui se fendit derechef et lui tomba des mains. Il recula de quelques pas titubants, en pleurant, et faillit s’écrouler sur le dos, tandis que les Eyrains poussaient des acclamations.
Mais il y eut soudain des mots sur ses lèvres, qu’on aurait dits cueillis dans l’air, et son bras armé se releva pour parer le coup mortel de Ravn Asharson, comme si l’épée avait été un bâton de saule. Ravn, qui ne portait pas de casque, parut un instant surpris devant ce changement subit de comportement chez un adversaire qu’il avait considéré comme un imbécile. Il serra les dents.
L’échange suivant prit le roi du Nord au dépourvu, car son assaut fut contré avec une férocité qui transformait la défensive en offensive. L’épée scintillait d’une puissance soudaine entre les mains de Virelai, et il comprit qu’il devait être allé pêcher un enchantement approprié dans ses ressources les plus profondes. Cela ne tuerait pas l’Eyrain mais sauverait du moins sa propre peau tandis qu’il essayait d’imaginer une stratégie plus décisive.
Son épée se releva. Elle semblait aussi légère que de l’air, et ses muscles paraissaient irrigués d’un feu doré plutôt que de sang. Les lames s’entrechoquèrent à nouveau, et Ravn Asharson recula, éberlué.
Dans les rangs eyrains, quelqu’un observait avec beaucoup d’attention, tiré du brouillard de concentration dont il était enveloppé. De la magie, pensa-t-il, soudain furieux de cette intrusion dans son domaine réservé. Il use du sortilège de défense ultime ! Pendant quelques instants, la vieille cervelle de Rahë assimila ce fait. Puis il sut qui était réellement l’homme vêtu d’écarlate. « Virelai !
— Quoi ? » Le duc de Passorage fut aussitôt à ses côtés, le regard désapprobateur sous la broussaille blanche de ses gros sourcils. « Qu’avez-vous dit ? Avez-vous enfin jeté votre filet protecteur sur notre roi ? On ne le dirait assurément point…
— Maudit arriviste ! Petit avorton ! Comment ose-t-il me dévaliser et l’afficher ainsi !? Je vais lui montrer pourquoi on m’appelle le Maître. Il va trouver son égal, ce ver, cet insecte, ce… cette crotte de rat ! »
Bran fronça les sourcils. Dans le meilleur des cas, il ne se fiait guère à la sorcellerie et aux voyants, mais ce vieillard avait de toute évidence perdu l’esprit et semblait sur le point de devenir fou furieux.
Quelques instants plus tard, il se sentit saisi de vertige, désorienté, comme si le monde avait été subtilement gauchi. Puis Egg Forstson se cogna contre lui, et du coin de l’œil il pensa apercevoir Aran Aranson, le maître de Tomberoc, qui emportait Ravn Asharson inconscient loin du champ de bataille. Mais quand il se retourna vers le terrain, son roi était toujours là, toujours bien réel, et luttait farouchement contre l’Istrien. Il cligna des yeux en secouant la tête et en réprimant une nausée.
Il s’éclaircit la voix en jetant un coup d’œil au duc de Shepsey. « Ça va, Egg ? »
Egg Forstson le regarda avec curiosité : « Étrange que tu me le demandes, dit-il avec une grimace, pendant un moment j’ai éprouvé une sensation tout à fait bizarre. Un petit vertige. Je n’ai pas beaucoup dormi la nuit dernière, tu comprends. »
Bran se détourna pour examiner l’endroit où il avait été si certain de voir son roi. Mais il n’y avait personne, même si les gardes de la tente royale avaient une expression curieusement vacante.
« Oh ! »
Un grand cri s’était élevé parmi les soldats. Car Ravn chargeait à présent son adversaire avec une véritable furie en fendant l’air de son épée comme s’il avait voulu faucher la tête de l’Istrien. Le sire de Cantara réagit avec un talent et une vivacité extraordinaires, et les épées se rencontrèrent dans un grincement pénible à entendre. Puis les deux hommes s’écartèrent l’un de l’autre en changeant de posture, tournant en rond comme deux loups qui s’évaluent.
Les Eyrains dans l’assistance oublièrent presque que l’issue de ce combat leur apporterait soit une retentissante victoire soit une humiliante défaite, tant ils étaient fascinés par l’habileté du jeu de pieds, par les passes, la force et le fer. Nul n’avait jamais assisté à un tel affrontement. Le souffle court, on attendait la charge suivante, le nouveau choc des épées. Qui eût cru que ce mollasson d’homme du Sud, qui était pratiquement tombé de sa monture devant les portes de la cité, s’avérerait si résistant et si brave ?
*
* *
« Eh bien, Virelai, nous allons voir à présent ce que tu as appris de mes secrets dérobés ! »
Dans le chatoiement du sortilège qui montrait à autrui l’apparence de Ravn Asharson, Virelai perçut l’identité de son adversaire. Le choc en fut si puissant qu’il faillit vomir.
« Maître… dit-il d’une voix étranglée.
— Oui, limace ! Le maître que tu as dévalisé et laissé pour mort ! Voilà ta gratitude pour toutes les années où je t’ai élevé comme mien. » Il crachotait en parlant une salive qui arrosait Virelai tel un brouillard visqueux. « Le maître dont tu as dérobé la plus précieuse possession, sans la moindre compréhension de ce que tu faisais, de ce que tu avais. Le maître dont tu as ravagé et détruit les réserves de savoir ! »
Cette dernière accusation, à tout le moins, était des plus injustes, puisque c’était Rahë lui-même qui, étreint par un désespoir insistant, s’était mis en devoir de détruire son royaume de glace et les trésors qu’il contenait. Mais Virelai n’avait ni l’énergie ni la volonté de protester.
Il n’eut pas le temps d’énoncer la moindre parole, car des tentacules s’enroulèrent brusquement autour de son cou, des tentacules munis de ventouses, qui se collaient à la peau et se resserraient tel un nœud coulant.
Terrifié, rempli de répulsion, il les agrippa mais ils l’étranglèrent davantage, et il y en eut soudain davantage, six, huit, qui sortaient tels des serpents du torse de Rahë pour se saisir de lui. Avec un effort surhumain, il trancha trois de ces dégoûtants appendices et diminua sa propre taille de moitié, en gigotant. Les tentacules retombèrent, mais Rahë le dominait à présent de toute sa taille, son visage livide tordu par un rictus de triomphe. Le sortilège de rapetissement n’avait peut-être pas été une bonne idée. Virelai le renversa en hâte, et c’était lui qui dominait à présent le vieillard, perché sur des membres subitement longs de dix pieds et qui – la Dame seule savait comment il avait bien pu réussir ce coup – s’articulaient à l’envers, comme les pattes d’une grue.
« Ah, joli, Virelai. Bien pensé, même si ce n’est pas tout à fait élégant. Mais peux-tu contrer ceci ? »
Une solide masse de muscles lui faucha les genoux. Il heurta le sol dans un choc terrible et resta étendu, le cœur battant si fort qu’il pouvait à peine entendre les malédictions de son adversaire. Il se souleva sur des coudes presque incapables de le porter pour voir, avec une horrible fascination, le taureau dont le Maître avait pris la forme et qui se transformait alors même qu’il le contemplait : le cou s’allongeait, les contours de la tête se modifiaient. Des dents apparurent brièvement sur la face et le torse, puis disparurent, remplacées par des plumes. Des arêtes jaillirent du dos ; la queue se détacha pour s’éloigner en rampant.
Puis le taureau fut de retour, grattant le sol de son sabot, abaissant ses énormes cornes, prêt à éventrer. Virelai, redevenu lui-même, se releva d’un bond avec un regain d’énergie. Une telle métamorphose dépassait de loin ses pouvoirs. Ses petits sortilèges d’illusion pouvaient tromper l’œil d’un spectateur ordinaire, mais il ne pouvait rien contre un mage doté du pouvoir de création et de destruction.
Il affronta le monstre en tremblant, épée tendue, si faible que la pointe en oscillait dans la lueur blafarde de la matinée. La créature laissa échapper ce qui ressemblait à un rire. Puis elle chargea. La terre effritée s’élevait en nuages de poussière sous le martèlement de ses sabots.
De la poussière…
D’un marmonnement frénétique, Virelai transforma la poussière en une tempête de sable où se perdit la bête lancée en pleine charge. Puis, sous ce granuleux couvert, il s’enfuit.
Il n’alla pas très loin. Quelque chose vint lui saisir la cheville pour le faire tomber de nouveau. Son épée s’échappa de sa main. Il frappa le sol avec force, à plat ventre, incapable de voir ce qui l’avait ainsi abattu.
Cela valait peut-être mieux. Tandis que les spectateurs ne pouvaient distinguer à travers le nuage de poussière que le mouvement brouillé par la vitesse de deux hommes engagés dans un combat mortel. Virelai, lorsqu’il tourna la tête, se retrouva face à une entité jaillie des entrailles mêmes de la terre. Elle était d’un rouge ardent, et couverte d’écailles. Les hommes en avaient raconté bien des légendes, et la nommaient « drac », ou « dragon ». Mais ce n’était pas là une créature mythique, et elle ne ressemblait nullement aux bêtes magnifiques mais languides que les anciennes Eyraines brodaient dans leurs tapisseries, ailes de chauve-souris, tête sagace et serres recourbées. Elle ne ressemblait pas non plus aux nobles adversaires des premiers dieux que les poètes Callisto et Flano avaient revêtus de tournures de phrases théâtrales et de vers cadencés.
Virelai poussa un cri de désespoir.
Sous son splendide déguisement, Rahë sourit. Que le garçon gémisse et s’imagine une mort cruelle ! Qu’il croie cette transformation une véritable métamorphose, et non une illusion. Il mourrait, d’une manière ou d’une autre. Sinon de ses blessures, du moins de peur.
Virelai reconnaissait la créature : il l’avait vue dans des livres, en avait entendu les histoires. Et il l’avait observée aussi au cours des derniers sombres jours de Sanctuaire, alors que le Maître conjurait et détruisait les sortilèges qu’il avait amassés pendant des millénaires. Il avait alors été fou de terreur, alors même que la bête ne le menaçait point. C’était une créature faite pour broyer les os de la terre et les régurgiter sous forme de lave. Assurément, aucun homme ne pouvait lui tenir tête.
Ses yeux aux multiples facettes, aussi inhumains et indéchiffrables que ceux d’une mouche, le fixaient. Puis, la queue toujours enroulée autour de la cheville de Virelai, elle s’avança sur le terrain en écrasant l’herbe dans son sillage. Mais les Istriens qui regardaient depuis les créneaux pouvaient voir leur seigneur prostré et le roi eyrain qui marchait lentement sur lui d’un air menaçant.
Virelai alla chercher profondément dans ses réserves pour y trouver… rien. Pas un mot, pas un sortilège, rien qu’un bizarre silence. Disparu, celui qui avait trouvé le courage de fuir la forteresse glacée, de se faire une existence dans le monde. Disparu, l’homme qui avait survécu grâce à son astuce et aux charmes de la Rosa Eldi. Disparu l’amant d’Alisha Alouette-du-Ciel qui avait vu l’enfant de celle-ci abattu sur une rive boueuse par des miliciens de Jétra. Et disparu aussi celui qu’avait ressuscité la pierre de mort, qui en avait senti la puissance couler en lui pour guérir Saro Vingo. C’était la peur qui coulait en lui désormais, et qui l’anéantissait peu à peu.
Il était redevenu l’enfant effrayé de Sanctuaire, brutalisé et maltraité par un homme qui était devenu dans son imagination un monstre égal à la bête qu’il affrontait à présent.
Il avait souvent entendu dire que la proximité de la mort ramenait à la mémoire les souvenirs de toute une existence, tels des insectes attirés par une flamme, déployant une dernière fois leurs couleurs vivaces pour devenir cendres ensuite, un par un. C’était ainsi à présent, un chaos d’images qui tourbillonnaient au hasard. Et soudain, il se rappela avec clarté un fragment de papier qu’il avait trouvé sous la table calcinée, ultime relique du Livre de la Création et de la Destruction…
Les mots en flottaient devant ses yeux. Un sortilège partiel, mais avait-il assez appris depuis pour le compléter et l’adapter ?
Il ferma les yeux ; cela aidait de ne pas voir la créature terrifiante qui marchait sur lui.
Le front dans l’herbe froide, il répéta les mots qu’il pouvait se remémorer, en y ajoutant un nom qu’il avait trouvé dans le grimoire du Maître. Il risqua alors un coup d’œil par-dessus son épaule.
Pendant un instant, la chimère se figea, une patte massive immobilisée en plein élan. Puis elle se mit à rapetisser. D’abord en gardant sa forme, puis ses contours se brouillèrent, changèrent, prenant un aspect humain, tandis qu’elle rapetissait toujours. Les écailles laissèrent place à de la peau, les serres à des doigts, la queue rétrécit et disparut. L’instant d’après, le mage se tenait là, un vieil homme, nu dans l’herbe, avec sa peau flasque qui pendait en replis sur son ventre, ses bras, là où les ailes de la créature s’étaient trouvées. Mais lui aussi rapetissait. Un jeune homme se tint là un bref moment, d’une séduisante arrogance, longs cheveux et barbe brillant au soleil. Puis il ne fut plus qu’un garçonnet. Un enfant titubant sur ses jambes potelées. Un bébé. Un fœtus…
Virelai regardait, les yeux écarquillés. Il avait accompli cela. Lui, Virelai, apprenti incompétent et honteux, voleur et entremetteur, couard et charlatan. Il avait jeté un sort au plus puissant sorcier qui eût jamais foulé le sol d’Elda, et l’avait réduit à… quoi ? Il se releva avec précaution pour examiner l’endroit où s’était tenu le mage. À un œuf ? À une graine ? Il ne pouvait pas même voir ce qui restait du Maître.
Son cœur se gonfla d’une fierté aussitôt suivie d’une tristesse inattendue. Il se tourna vers les créneaux pour voir ce qu’on avait pensé de son étrange victoire. Mais les spectateurs lui rendaient son regard, abasourdis, apparemment mécontents. Puis quelqu’un poussa un cri, mais il ne put en comprendre la teneur. On aurait dit un avertissement, ou un conseil. Il se retourna, et fut choqué de voir le Maître qui s’était recréé, incluant habits et épée, qui se dressait sur l’herbe boueuse, qui marchait sur lui avec une expression de haine meurtrière.
Sur les murailles du château, des hommes se mirent à crier, des femmes à hurler. Il avait semblé que Ravn Asharson était tombé… eh bien, qu’il avait disparu dans la terre – mais maintenant le roi du Nord était de nouveau debout, épée brandie pour le coup mortel. Et leur seigneur se retrouvait sans arme, ayant apparemment perdu tout courage.
Virelai sut alors qu’il allait mourir, et que toute la magie du monde ne pourrait le secourir.
*
* *
« Tu ne peux me tuer, Virelai. Ne te l’ai-je pas répété des milliers de fois ? Mais je suis très impressionné par l’amélioration de tes talents depuis que tu as quitté ma tutelle. Où est la chatte, je me le demande ? As-tu arraché toute la magie de cette pauvre Bëte et l’as-tu laissée éventrée pour les corbeaux ? »
Comme on ne lui répondait pas, le mage fit un autre pas en direction de Virelai, et le pâle sorcier put sentir le souffle du vieillard.
« Et je me demande », poursuivit le Maître, dont les yeux avaient l’éclat froid et bleu de la glace la plus dure, « si moi, je puis te tuer… Est-il possible, en vérité, de tuer une chose qui n’a jamais vécu ? Voilà une bonne question pour les philosophes. » Il dévisageait Virelai avec une curiosité ravie, mais ne voyait que perplexité sur le visage de celui-ci. Excellent. Le garçon n’avait pas la moindre idée de ce dont il parlait.
« T’ai-je jamais raconté comment je t’ai trouvé, Virelai ?
— J’étais un nouveau-né. Dans les collines du Sud, dit celui-ci d’une voix tremblante. On m’y avait abandonné pour que j’y meure. Vous m’avez emmené dans votre forteresse et vous m’avez élevé comme votre fils.
— Mon fils… ah, oui, je t’ai fait mien. Je t’ai fait, m’entends-tu bien, mon garçon ? »
Virelai sentit qu’en lui quelque chose se brisait. « Que voulez-vous dire ? »
Le Maître plissa les yeux : « Tu sembles différent, Virelai. » Il s’approcha davantage. « Tu es différent. Tu n’es plus aussi pâle, tu n’as plus l’air d’un poisson mort. Tu sembles des plus solides, en vérité. Et c’est sûrement contre nature : loin de ta source, tu devrais t’être défait et anéanti.
— Défait ? » D’horribles soupçons commençaient à démanger la cervelle de Virelai. Il se rappelait comme sa peau avait commencé de se dessécher et de s’écailler, comme il avait requis l’aide d’Alisha Alouette-du-Ciel, comme les onguents de celle-ci avaient renversé le processus. Et il se remémorait comme elle l’avait touché avec la pierre de mort… « Quelle source ? » demanda-t-il d’une voix soudain tranchante.
« Mais moi, imbécile ! Et Sanctuaire : la source de la magie. »
Un frisson glacé parcourut Virelai.
« Je suis une chose créée par magie ?
— Oh, oui ! Ne te l’ai-je jamais dit ? »
Virelai regarda sa main qui se serrait, impuissante, à son côté. Elle semblait assez réelle : la peau pâle, avec de légères taches de rousseur dues au soleil du Sud, les articulations noueuses, les poils blonds sur le poignet. Puis il revint au mage.
« Je ne vous crois pas, dit-il tout bas. Je suis aussi réel que n’importe quel homme.
— Je t’ai arraché à son ventre. Tu étais à demi formé, tu avais l’air d’une créature marine, toute en yeux protubérants et en ailerons à la place des membres. Je t’aurais laissé expirer là, sur le sol du désert, mais elle m’a imploré. Je l’ai fait pour elle, au début. Étrange, vraiment, comme elle avait l’instinct d’une mère alors même qu’elle était là à saigner dans le sable. On ne s’y attendrait pas de la part d’une déesse. Mais quand je lui ai pris sa magie, elle t’a oublié. Elle a tout oublié. Elle s’est oubliée elle-même. C’est une histoire révoltante, en vérité. Tu étais le rejeton d’un inceste, l’enfant de son frère. Elles n’ont aucune moralité, ces divinités, vraiment aucune. Elles se considèrent comme différentes de nous, tu vois, différentes, meilleures. Je lui ai prouvé qu’elle se trompait. Tu devrais me remercier, en réalité, car je me suis assuré que tu ne répéterais jamais la transgression dont son frère s’est rendu coupable, que tu ne serais jamais un homme avec elle. Et puis, comme tu étais moins que rien, je t’ai pris pour moi. Je t’ai insufflé ma magie : je t’ai donné la vie. Tu es ma plus grande expérience, Virelai. Mais vois comme tu m’en as remercié ! Et nous voilà ici, en quelque sorte père et fils, nous affrontant pour savoir qui l’emportera. C’est ainsi que va le monde, sans cesse : la nature humaine redevient toujours égale à elle-même. Non que nous soyons très humains, toi et moi ! »
Il éclata de rire, un aboiement cruel. « Il ne te reste plus d’énergie pour te battre, hein, mon garçon ? Ah, tu as perdu ton épée, quel dommage ! Mais tu as combattu bravement pendant que tu en étais capable. Eh bien, c’est le meilleur qui a gagné !
— Mère, sauve-moi… » murmura Virelai. Il vacilla encore un instant, tandis qu’un nuage de petites taches noires envahissait sa vision. Puis il sentit ses jambes se dérober sous lui.
*
* *
De sa fenêtre au sommet de la tour, la Rose du Monde contemplait le champ de bataille, tirée de son lit par l’appel de la magie. Elle pouvait voir l’affrontement sur les deux plans, celui des apparences, et le plan magique. Elle vit qu’on avait envoyé Virelai combattre l’homme qu’elle avait connu comme son époux, et comment il s’était défendu de son mieux avec les petits sortilèges auxquels il pouvait recourir ; puis elle avait vu s’avancer sur le champ de bataille le mage qui l’avait emprisonnée dans son monde de glace. C’était ce qui avait fini de l’éveiller. Une grande rage l’avait envahie quand elle l’avait vu enfin, ce misérable vieillard drapé tel un héros légendaire dans la belle apparence du roi du Nord. Elle avait vu le rapide sortilège d’illusion grâce auquel il avait trompé les spectateurs pour les empêcher de remarquer la maladresse de la transition, lorsqu’il avait pris la place de Ravn. Mais elle en avait vu tous les détails : la main posée sur le plastron de l’Eyrain, le sortilège de sommeil pour neutraliser son élan guerrier, juste assez pour le plonger dans l’inconscience et le placer dans les bras d’un grand Eyrain aux yeux cernés et au visage ravagé, qui l’avait emporté loin du terrain. Elle avait vu comme Rahë avait dû jeter un sort de légèreté sur la grande épée afin de pouvoir la manier, comme les veines se gonflaient, bleues et noueuses, dans ses vieux bras maigres. Et elle avait vu la ferveur meurtrière qui illuminait son regard tandis qu’il fondait sur son ancien apprenti.
Les chimères ne l’avaient point dérangée, même si de toute évidence elles avaient terrifié le pauvre Virelai. Ne pouvait-il discerner qu’il s’agissait de simples illusions, que le vieil homme n’était pas assez puissant pour devenir les bêtes qu’il évoquait avec tant de férocité ? Apparemment pas. Elle vit le vieil homme faire tomber Virelai, et comme Virelai combattait la magie par la magie tandis que le mage revenait à sa propre forme.
Et, pendant quelques instants seulement, mais des instants qui demeurèrent gravés dans sa mémoire, elle vit l’homme que le mage avait été, des siècles plus tôt : sa haute taille, ses cheveux roux, son nez aquilin, son arrogance, un roi parmi les hommes. C’était l’aspect qu’il avait eu le jour où il avait capturé son frère par traîtrise, l’avait plongé dans une torpeur magique et précipité au cœur du volcan. Le jour où il l’avait capturée et liée grâce à un ingénieux filet de sortilèges, elle qui ignorait tout de la supercherie. Le jour où il avait arraché ses vêtements pour la violer sur le sable. Avant d’observer son ventre et de…
Des mots lui parvenaient. Des mots étranges. Des mots tristes.
« Mère, sauve-moi… »
Elle abaissa son regard sur les combattants pour voir Virelai qui s’écroulait inanimé. Le Maître marchait sur lui avec un rictus satisfait. Il saisissait les longs cheveux blancs de Virelai, les enroulait dans son poing, soulevait de terre le menton de Virelai…
*
* *
Un seul coup suffirait pour détruire à jamais ce qu’il avait créé. C’était une fin appropriée, et probablement la seule qui fût effective. Les Nordiques entretenaient de nombreuses superstitions concernant les morts-vivants, les morts qui revenaient et continuaient d’exister malgré tout, d’une vie contre nature. Tout comme il l’avait permis à Virelai. Ç’avait été étrange, insuffler ainsi sa magie à l’avorton, le faire croître rapidement, le voir courir et parler et rapporter ce qu’on lui demandait. C’était une attestation animée de ses remarquables pouvoirs : chaque jour, il lui rappelait sa prouesse. Le Maître avait fini par éprouver une certaine affection pour lui, à sa façon. Jusqu’à ce qu’il eût essayé de l’assassiner, et lui eût volé la Bête et la Femme. Deux des trois plus puissantes entités de ce monde, s’il l’avait seulement su.
Le Maître ne put s’empêcher de sourire. Quel imbécile ! Et quel gâchis !
« Je dois prendre ta tête, Virelai, mon garçon », roucoula-t-il au-dessus de la silhouette inanimée. « C’est ainsi, avec les revenants, tu sais : leur trancher la tête et la garder loin de leur corps. Les Eyrains ensevelissent la tête dans une île, s’ils le peuvent : ils croient qu’un cercle de sel et d’eau pourra retenir un esprit errant. Ou quelquefois ils la réduisent en cendres. Mais j’aurai besoin de ta tête encore un petit moment, je dois avoir un trophée à montrer aux Istriens, afin de prouver que la victoire m’appartient, et de réclamer ce qui m’est dû. »
Il se tut un instant, comme s’il avait écouté une voix inaudible à tout autre. « Et Tycho Issian, dont tu as revêtu l’apparence grâce à mes talents ? Ah, ma foi, il périra promptement, avant de pouvoir donner l’alerte. »
Un puissant grondement fit frémir le sol et les airs.
Le Maître fronça les sourcils. C’était inhabituel mais non inouï, des tremblements de terre aussi loin au nord du continent istrien. Il affermit sa prise sur le pommeau de l’épée et sur les cheveux de Virelai. « Je suis navré, Virelai, mais tu as joué assez longtemps… »
Il brandit l’épée.
Elle frappa quelque chose de solide. Mais ce n’était pas le cou de Virelai.
*
* *
Sur les créneaux, on poussa des cris de stupeur émerveillée.
Dans les lignes eyraines, on en fit autant, en se protégeant les yeux du soudain éclair blanc qui avait brièvement jailli, laissant une image rémanente dans tous les yeux. Et quand la lumière se fut éteinte, on vit : l’arbre le plus massif du monde – un frêne, à en juger par son écorce profondément ridée, ses longues racines noueuses, sa vaste couronne de feuillage tout à fait hors saison même dans ce continent austral au climat plus doux. Son tronc empiétait sur le lac et sur le pont et s’élevait du pied des murailles aux créneaux du haut château de Céra. Et au sommet de ces branches, apparemment sans vie, gisait une silhouette vêtue d’écarlate et d’argent.
Les hommes du roi Ravn agrippèrent leurs talismans et firent le signe de l’ancre pour écarter cette malfaisante magie. Dans le château de Céra, on tomba à genoux, face tournée vers le sud, afin de prier la Déesse en implorant sa protection. On ne le savait point, mais elle était toute proche, dans la salle de la tour à l’ouest des fortifications, et elle contemplait ce qu’elle avait fait surgir de la terre, les yeux aussi brillants que des lampes.
*
* *
Ravn Asharson secoua la tête. Il éprouvait une sensation étrange, comme s’il était dédoublé. Pas de douleur, pas de sang visible, il ne lui manquait pas de membres, il ne portait aucune blessure. Mais il n’avait que peu de souvenirs du combat, ni de cet arbre qui avait surgi de nulle part en bouleversant le sol et en déplaçant l’eau boueuse de la douve, fracassant le pont de fortune, semant partout des débris.
Rahë était apparu comme par magie près de lui. Le vieillard regardait fixement l’arbre, le relief des tendons aussi marqué que des cordes dans son cou. Il était écarlate, les yeux injectés de sang, et soufflait trop fort pour que cette fatigue fût causée par la simple traversée du terrain. De fait, il avait l’air effrayé.
« Par les sept enfers, murmura-t-il. Elle est revenue à elle. Et elle sait, elle sait…
— Elle sait quoi ? »
Le Maître sursauta, ne s’étant pas rendu compte qu’il avait parlé à haute voix. Une expression rusée revêtit ses traits. « Elle… sait que vous êtes venu la chercher, mon seigneur. »
Compte tenu de la présence de l’armée eyraine, c’était impossible à disputer.
« D’où vient cet arbre ? »
Rahë fixa Ravn de son petit œil luisant : « De votre reine, dit-il avec malice. On dirait qu’elle s’est quelque peu éprise de ce Tycho Issian. » Puis, sans laisser au roi du Nord le temps de lui poser une autre question, il tourna les talons et revint en boitant aux lignes eyraines.
Ravn fronça les sourcils. Rien de tout cela n’avait de sens.
*
* *
« Comment est-ce possible ? »
La Rosa Eldi attendit que la plus haute branche du frêne lui apportât son fardeau, puis elle aida l’homme pâle à passer par la fenêtre. Enfin en sûreté sur le lit, il bougea un peu, les paupières tremblantes, mais fut de nouveau perdu pour elle. Elle passa sur sa joue une main fraîche, en sentant la vie qui pulsait en lui, sa vie à elle, la vie d’Elda dans ses veines, puissante, même s’il n’en avait pas toujours été ainsi. Elle pouvait percevoir en lui les traces de l’ancienne magie du Maître ; elle les effacerait bientôt, jusqu’à la dernière.
« Virelai, souffla-t-elle. Ouvre les yeux. Virelai, mon fils… »
*
* *
À la tombée de la nuit, lorsqu’il fut bien clair que les Istriens n’avaient nulle intention de lui rendre son épouse, ni de capituler en cédant le château, la fureur de Ravn ne connut plus de bornes.
« Nous allons les assiéger, insista-t-il.
— Mais, Ravn… »
Il adressa au duc de Passorage un regard d’un noir d’encre. Le reflet d’une torche tremblait tout au fond de ces yeux assombris, une lueur infime dans des ténèbres.
« Je ne partirai pas d’ici sans elle. Peu importe combien de temps il faudra, et même si je dois tenir la promesse que j’ai faite au sire de Cantara. » Il se tourna vers le capitaine des gardes. « Envoie des hommes dans la forêt pour chercher du bois. Envoie un autre contingent déterrer les plus gros rochers qu’ils pourront trouver pour les ramener ici. Démolissez la ferme, là… » Il désignait une maison de pierre et ses dépendances, de l’autre côté de la rivière. Un ruban de fumée montait, imprudemment, de sa cheminée.
Le capitaine des gardes hésita : « Il fait noir, Sire… »
Ravn eut un geste impatient : « Que m’importe ? Je ne laisserai pas mon épouse passer une heure de plus en la compagnie de ce prestidigitateur istrien. Bran ?
— Sire ? » L’incrédulité de Passorage étirait le mot en deux syllabes.
« Envoyez-moi l’ingénieur.
— Karl Main-de-Marteau ?
— À l’instant. Et de la corde. Il nous faudra de la corde. » Il s’interrompit pour réfléchir. « Prenez-en aux bateaux, les gréements, les filins, tout.
— Sire ! »
La flamme qui brûlait dans les yeux d’Asharson semblait davantage à présent que la simple réflexion d’une bougie : c’était l’incandescence de la folie qui les faisait étinceler.
« Nous ne partirons pas d’ici sans elle. Sans elle, nous n’aurons nul besoin des bateaux. »
38. Le Quartier des Os
Il s’avéra impossible de suivre la piste de Persoa. Non seulement parce que l’homme des collines avait effacé ses traces avec soin mais à cause de la nature même du terrain. Au sud de Cantara, où les fermiers avaient abandonné tout espoir d’apprivoiser la terre, ils avaient rencontré une région de denses broussailles remplies de plantes épineuses et d’herbes aussi sèches que de la paille, qui avaient cédé la place au vrai désert, d’interminables perspectives de dunes et de rocs nus sous une chape de ciel bleue et brûlante. En ce lieu où tout glissait et changeait sans cesse, rien ne gardait longtemps sa forme. Les dunes étaient toujours en marche, grain par grain, une pesante et inexorable marée. Et lorsque le vent se mettait de la partie avec l’enjouement arbitraire d’un enfant qui s’ennuie, il refaçonnait le paysage à son gré puis détruisait ce qu’il avait créé pour recommencer plus loin.
Katla se protégeait les yeux de l’éclat aveuglant du soleil qui se reflétait sur le sable. Sa première réaction, en voyant les étendues désertiques, avait été un émerveillement ravi. Les dunes s’étiraient en rangs crénelés jusqu’aux taches mates des montagnes à l’horizon lointain, et le contraste tranchant du soleil et de l’ombre conférait à la réitération de leur mouvement immobile une austère et élégante simplicité qui lui rappelait la haute mer, ou les plateaux de Tomberoc en hiver, lorsque la terre est enfouie sous la neige et la glace qui en rendent les contours mystérieux tout en leur prêtant une trompeuse joliesse. Un pied mal placé et l’on se retrouvait avec une cheville foulée, une jambe cassée ou au fond d’une crevasse. Ici, les dangers étaient plus insidieux. Chez elle, Katla connaissait toutes les cavernes, tous les promontoires, tous les abris rocheux : exposée aux dents traîtresses de l’hiver eyrain, elle pouvait, au pire, se creuser un trou dans la neige, sucer de la glace pour se désaltérer et attendre que le mauvais temps passe. Mais ici, il n’y avait aucun abri, rien pour se sustenter, et même si, pour qui avait été élevé dans le Nord humide et froid, il était difficile de ne pas considérer le soleil comme une bénédiction, c’était un soleil du désert, impitoyablement brûlant. Il vous martelait la tête, vous dérobait force et vitalité, vous desséchait de toutes parts.
Si Katla s’était arrêtée à penser plus de quelques instants à l’issue possible de cette randonnée, elle aurait dû admettre qu’elle craignait de mourir là, exténuée, réduite en cendres. Mais ses deux compagnons semblaient tout à fait déterminés. Elle jeta un coup d’œil à Saro qui chevauchait à sa gauche et, malgré elle, pour la centième fois, se dit qu’il avait l’air très exotique dans ses robes de nomade du désert, avec ses seuls yeux noirs et étincelants entre les replis du coton blanc que Flavia Issian leur avait ordonné à tous de porter.
Il vit qu’elle le regardait et détourna la tête avec embarras. Puis il alla rejoindre la commandante des mercenaires. Les larges hanches de Mam se balançaient au pas de son cheval et son menton pointait résolument vers le sud. Elle avait à peine dit deux mots depuis qu’ils étaient partis et, de temps à autre, Katla pouvait voir sa cuisse frémir, comme si elle devait se retenir de pousser sa monture au galop pour rattraper plus vite Persoa.
La première nuit, ils entravèrent les chevaux et montèrent une de ces minces tentes circulaires sur cadre flexible de saule que les Nomades emportaient avec eux ; ils avaient une douzaine d’outres d’eau douce, un sac de pains sans levain et des pâtes nourrissantes à l’olive, à la tomate, des abricots et des baies prises dans les réserves de Cantara, ainsi que des saucisses et de la viande séchée enveloppées de mousseline. Il y avait aussi un gros pot d’une graisse blanche et malodorante que leur avait donné l’une des vieilles femmes. « Même si elle vous offense le nez, elle le sauvera ! » avait dit l’ancienne à Mam, en lui conseillant d’en étaler aussi sur leurs mains et leurs lèvres.
Tandis que le soleil plongeait à l’horizon brumeux, la température avait baissé aussi, et continua de diminuer. Katla s’éveilla aux petites heures de la nuit en claquant des dents. Elle s’assit en se frottant le visage et les mains, puis s’enroula plus étroitement dans ses vêtements pour empêcher l’air froid d’y pénétrer. Elle resta éveillée pendant une éternité, en écoutant le souffle régulier de Saro et les ronflements sonores de la mercenaire. Toujours éveillée pour voir la première lueur de l’aube darder le rabat de la tente, au matin, elle n’était pas de très bonne humeur.
« Vous ronflez comme une grenouille-taureau », lança-t-elle à Mam tandis qu’ils déjeunaient.
La mercenaire haussa les épaules : « Personne ne s’en est jamais plaint.
— Qui oserait ? »
Un demi-sourire fit luire les dents effilées de Mam.
*
* *
Pendant deux autres jours, ils voyagèrent sans incident à travers les impitoyables territoires désertiques ; le troisième jour, le temps changea.
Ce fut Saro qui en repéra les signes : le sable fumait à la crête des hautes dunes comme la neige au sommet d’une montagne. Il l’indiqua à Mam, laquelle marmonna qu’elle n’avait ni le temps ni le désir de se complaire à des observations poétiques du paysage. Contraint de s’adresser à Katla, il dit : « Nous devrions nous abriter. J’ai entendu parler des tempêtes de sable dans ce désert. Il est une ancienne légende disant que toute une armée a disparu dans le Quartier des Os, mille hommes, leurs chevaux et leurs yékas. Ils avaient quitté Tagur au milieu des acclamations de la foule qui lançait des pétales de rose sous leurs pas, on les attendait à Gibéon quatre jours plus tard. Un grand mage a envoyé une tempête de sable qui les a tous engloutis. On ne les a jamais revus. »
Katla arqua un sourcil. Puis son front se plissa. En s’abritant les yeux, elle scruta l’horizon. « Peux-tu voir les montagnes ? » demanda-t-elle soudain.
Les pics de l’Échine du Dragon avaient été de brumeux contours indigo qui se détachaient sur le bleu féroce du ciel, mais on ne pouvait plus à présent distinguer le ciel de la terre.
Bientôt, les premières bourrasques s’abattirent sur eux. Le sable leur fouettait le visage par les ouvertures de leurs turbans, et ils furent contraints de renoncer à bien voir, en tirant l’étoffe plus haut. Fouettés par mille petits grains piquants, les chevaux s’agitaient avec nervosité. Saro poussa le sien de l’avant et fit signe à Mam, qui hocha la tête de mauvais gré. Ils mirent pied à terre et s’accroupirent avec anxiété à l’abri d’une grande dune isolée, obligeant les chevaux à se coucher à leur côté, en espérant que l’immense croissant de sable qui les dominait ne s’effondrerait pas subitement sur eux. C’était pis qu’une avalanche, se disait Katla en scrutant l’air sombre et tourbillonnant de petites tornades, pis qu’un blizzard où la blancheur engloutissait tout.
La tempête sembla durer une éternité, accompagnée d’un hurlement surnaturel, comme si mille fantômes y dansaient avec une joie maligne. Katla ne pouvait se retenir de penser à l’armée perdue, le grelot des ossements dans les armures, mille voix furieuses d’une mort absurde en ce lieu sans pitié où ne pouvaient intervenir ni le secours de la déesse ni celui d’un hasard aveugle. À un moment donné – impossible de dire quand –, le jour devint la nuit, puis redevint le jour. Le vent changea de direction, poussant le sable dans le flanc de la dune. Ils se déplacèrent le long de la base de celle-ci, à quatre pattes, une main plaquée sur leurs masques d’étoffe, l’autre tirant les rênes de leurs montures.
Natives des plaines, les bêtes étaient des chevaux solides, très endurants, et dotés d’un puissant instinct de survie. Mais celui de Mam ne put malgré tout plus supporter le sable et les hurlements du vent dans ses naseaux et ses oreilles. Les yeux fous, avec des hennissements plaintifs, il se redressa pour s’écarter du petit groupe, arrachant les rênes aux mains de la mercenaire. Pendant un moment, il se cabra et rua comme s’il avait dansé, lui aussi. Puis il partit au galop dans la tempête. Ils ne purent que regarder sa silhouette sombre se fondre dans le sable et disparaître dans l’obscurité.
Nul ne dit mot. Il n’y avait rien à dire. Et nul ne voulait une bouchée de désert.
Après une durée impossible à déterminer, le fracas furieux s’éteignit peu à peu et la lumière revint sur le monde. Le paysage dans lequel ils émergèrent avait été métamorphosé par la tempête, les dunes s’étiraient dans de nouvelles directions, de vastes lignes ondulantes nées du sud. Mais, dans l’air plus clair, les pics déchiquetés de l’Échine du Dragon se détachaient de nouveau sur l’horizon pâle, et ils y trouvèrent le courage de poursuivre leur chemin, deux sur un cheval, un à pied, en échangeant régulièrement leur place.
Il n’y avait nulle trace du cheval perdu, pas même des marques de sabots sur la nouvelle surface du désert. Mais, tandis que le soleil amorçait sa chute vespérale, soulignant de rais écarlates tout ce qui se trouvait à leur droite, ils aperçurent à quelques centaines de pas des formes qui brisaient l’éternelle symétrie monochrome du désert.
En s’approchant, ils virent ces formes se transformer en une silhouette plus petite que celle d’un cheval.
Un homme.
« Persoa ! »
Mam se laissa tomber du cheval et se précipita en titubant, sans se soucier de rien, laissant Katla saisir les rênes avant de perdre une autre monture.
Ce n’était pas l’homme des collines. Ils rejoignirent Mam qui contemplait la chose dans le sable, une main sur la bouche, désemparée. Même face contre terre, cet homme présentait de bien plus fortes proportions que l’eldianna. Il était mort depuis un certain temps : à travers ses vêtements déchirés, on pouvait voir sa peau desséchée, dure comme du cuir. Sa main étendue s’était fendue en deux. C’était une vraie main de géant.
Il fut difficile de retourner le corps, mais ils y parvinrent, avec un choc sourd qui souleva un nuage de poussière ; ils se mirent tous à tousser.
Katla poussa un gémissement. Mam scrutait le cadavre. « Je suis sûre que je l’ai déjà vu quelque part », dit-elle, indifférente à ce spectacle affreux maintenant que ce n’était de toute évidence pas Persoa.
« C’est Urse, murmura Katla. Urse Une-Oreille. »
Et en vérité, le mort n’avait qu’une oreille – la gorge en charpie, le torse strié de plaies, et une profonde entaille qui lui traversait la figure.
Katla, choquée, se tourna vers Mam. « Mais pourquoi est-il ici ? La dernière fois que je l’ai vu, il partait en bateau avec mon père, pour leur expédition vers Sanctuaire. »
Saro s’agenouilla pour soulever les vêtements en lambeaux. « Bëte », dit-il à mi-voix. Il baissa la tête.
« Bèt ? » Katla fronçait les sourcils.
« Bëte. Un grand félin. L’un des Trois. Je crois que c’est elle qui a fait ceci, car je n’ai jamais vu un aussi gros félin, et ces marques de griffes sont énormes. Cet homme était-il de vos amis ? »
Les larmes qui emplissaient les yeux de Katla étaient assez éloquentes. Elle hocha la tête, muette, en se demandant ce qui avait bien pu emporter Urse si loin des mers arctiques où Le Long Serpent avait cinglé, et ce qu’il était advenu du reste de l’expédition, de son père et de son frère.
Il n’y avait rien à faire : aucun rituel, aucun rite ne suffirait, et il était absurde d’ensevelir un corps dans une région où le sable bougeait sans cesse. Ils finirent par disposer plus dignement Urse, en plaçant des pierres sur ses yeux, et Katla demanda à Sur d’accepter son âme errante dans ses grandes salles, même si le colosse n’était pas mort en mer, ni dans une bataille.
Une réponse était bien la dernière chose à laquelle elle se fût attendue.
Je le prendrai, Katla Aransen. Mais j’ai besoin de toi et de l’épée que tu portes. Hâte-toi de me rejoindre ! Hâte-toi vers le sud !
Katla regarda autour d’elle, abasourdie. « As-tu parlé, Saro ? » dit-elle, méfiante.
Saro lui rendit son regard avec curiosité : « Non. »
Il n’avait de toute évidence rien entendu.
Katla ferma les yeux. La voix vibrait encore en elle, dans les os de ses jambes, dans son torse, dans son crâne. Elle se rappelait cette sensation. Elle frissonna. Peut-être était-elle en train de perdre l’esprit. Peut-être avait-elle perdu l’esprit depuis bien longtemps.
Elle se dirigea à grands pas vers le bai qu’elle montait et posa la main sur le pommeau à tête de renard de la grande épée qui pendait sur le flanc de l’animal. Le métal était étrangement chaud au toucher, non point la chaleur du soleil mais celle d’un feu. Katla remonta en selle, songeuse. Même après avoir lâché le pommeau depuis un moment, ses doigts fourmillaient encore. Elle se surprit bientôt à soutenir de son autre main le bras que la seither avait guéri : il avait commencé de pulser et de brûler, un souvenir du bûcher, une sensation qui la remplissait d’appréhension.
Devant elle, le Pic Rouge se dressait à l’horizon comme une dague environnée de nuages de fumées.
*
* *
Urse n’était pas le seul cadavre qu’ils rencontrèrent ce jour-là. Mais le suivant était encore bien plus étrange.
Cette fois, Mam ne voulut point en approcher. Malgré son apparent pragmatisme, elle était encore fondamentalement superstitieuse, et si la chance lui avait fait un don – le répit de découvrir que le premier homme n’était pas Persoa –, il faudrait sûrement le payer.
Et Katla ne pouvait s’empêcher de redouter que, à la place d’Urse, le prochain serait son père, ou Fent.
Ce fut donc à Saro qu’il revint d’aller examiner la silhouette recroquevillée. Il le fit avec prudence, car elle était assise, tête penchée sur la poitrine, comme une pause après une longue et épuisante randonnée. Qui que ce fût, ce n’était point Persoa, à moins que le désert ne traitât ses morts de bien curieuse façon. L’homme – Saro le jugeait tel aux restes de ses culottes – avait expiré bien avant Urse Une-Oreille, car l’ivoire de ses os luisait à travers des lambeaux de peau noircie par la pourriture et les intempéries. Il ne restait plus d’yeux, pas de nez, ni de lèvres non plus, et les mains squelettiques étaient jointes sur les cuisses décharnées. Les bottes, encore en bon état, avaient été de belle qualité, mais d’un style démodé depuis si longtemps que Saro n’en avait vu de telles que dans la bibliothèque où son père avait conservé ses bibelots curieux – une paire de bottes qui avait appartenu à un lointain ancêtre, et âgées d’au moins trois cents ans. Il s’assit à croupetons en fronçant les sourcils.
La chose bougea, mais ç’aurait pu être la brise, où le tassement des vieux os.
Dérouté, Saro recula le plus vite possible, sans jamais quitter le cadavre des yeux.
« Quoi, demanda Katla, qu’y a-t-il ?
— Qui est-ce ? » s’écria Mam, un tremblement inhabituel dans la voix.
« Je ne sais pas. » Saro se releva. « Mais c’est un homme qui n’a pas vécu au cours des trois cents dernières années. » Il était pâle sous son hâle doré, là où l’on pouvait voir ses yeux.
Katla fit une grimace. « C’est une plaisanterie », déclara-t-elle sombrement. Elle se rendit jusqu’au cadavre pour l’examiner. Saro avait raison : il semblait de la plus haute antiquité, appartenait peut-être même à l’armée dont avait parlé l’Istrien. Mais il ne portait pas d’armes. Elle s’accroupit, soulagée de savoir qu’il ne pouvait s’agir d’un homme de sa connaissance. Elle remarqua un lambeau de peau d’une coloration différente au centre du front, d’un rose blafard, comme si c’était ce qui avait péri en dernier, alors que tout le reste était d’un gris noirâtre. Très étrange.
Une fois sa curiosité satisfaite, elle se releva et se retourna vers ses compagnons. Quelque chose la retint. Elle baissa la main et ses doigts rencontrèrent quelque chose de dur et de frais. Avec des articulations. Elle se retourna avec lenteur, horrifiée, et vit ce qui tenait sa tunique.
Avec un cri inarticulé, elle se libéra, et regarda fixement le cadavre.
Qui lui rendit son regard. Même s’il n’y avait pas de traits sur ce visage, elle aurait juré qu’il était déçu. Puis il leva le bras décharné qui l’avait saisie et désigna le désert, en direction du sud et du Pic Rouge. Les os des bras et des jambes grinçaient les uns contre les autres tandis qu’il s’efforçait de se relever. Puis il y renonça, comme exténué.
« Non. » Katla secouait la tête. « Non, c’est impossible. » Elle recula en faisant le signe de l’ancre. « L’avez-vous vu ? L’avez-vous vu ? » demanda-t-elle à Saro et à Mam.
Saro hocha la tête en silence ; Mam, bouche bée, avait les yeux écarquillés.
« Oui », dit enfin Saro, toujours très pâle. « Katla, je crois que je sais de quoi il s’agit. »
Elle lui lança un regard fulgurant : « Évidemment. C’est un mort, un revenant.
— Un homme ressuscité, murmura-t-il. Un homme mort qui a été ramené à un semblant de vie. Par la pierre de mort. Par Alisha. »
Katla frissonna en se rappelant les paroles d’Erno au sire de Cantara : une pierre qui pouvait guérir les malades et ressusciter les morts. Je n’ai aucune raison d’être là, se dit-elle soudain. Elle pouvait prendre un des chevaux et retourner dans le Nord, ramer jusqu’à Tomberoc s’il le fallait, bien loin de tout cela. Mais ce serait abandonner Mam et Saro dans cet endroit oublié des dieux, avec une seule monture. Elle savait qu’elle en était incapable.
Quant à Saro, il sentait que son funeste destin se rapprochait.
Il redressa les épaules en essayant de ne pas penser à la vision qui l’avait hanté depuis que le sire de Cantara l’avait étreint dans la Chambre Étoilée de Jétra.
Puis il s’approcha du mort. « As-tu été ressuscité par la Nomade, Alisha Alouette-du-Ciel ? » lui demanda-t-il avec solennité ; il attendit la réponse, même si tout cela semblait absurde, dépourvu de toute réalité. « Avec l’eldistan, la pierre de mort ? »
La chose bougea un peu, la tête légèrement penchée comme pour écouter de ses oreilles inexistantes. Saro répéta la question dans la langue des collines. Le mort posa les doigts sur la tache rosâtre de son front, comme pensif. Puis il hocha la tête, une fois, presque imperceptiblement puis avec plus d’insistance, faisant claquer ses mâchoires, et confirmant les pires craintes de Saro. Il essaya de nouveau de se lever, comme si la simple mention de l’eldistan l’avait rempli d’énergie nouvelle.
« Merci », dit Saro, en s’écartant promptement. Il voyageait déjà en assez étrange compagnie sans ajouter ce bizarre nouveau venu à leur petite troupe.
Ils contournèrent ce retardataire de l’armée de trépassés d’Alisha Alouette-du-Ciel, et poursuivirent leur chemin vers le sud.
39. Le Pic Rouge
Il leur fallut encore une journée pour atteindre les collines au pied de l’Échine du Dragon. Il n’y avait toujours pas trace de Persoa ou de sa monture. Ils dépassèrent cependant trois autres cadavres de ressuscités à des stades divers de décomposition et d’animation, et les contournèrent à chaque fois.
Dans une petite oasis presque à sec, ils attachèrent les chevaux à des palmiers, à portée de l’étang boueux, et dissimulèrent une partie des bagages pour continuer ensuite à pied car le terrain prenait soudain de l’altitude, se transformant en cailloutis cendreux et en défilés de roches qui s’annonçaient à la fois instables et très pénibles à traverser ; il ne semblait pas très juste de demander à des animaux de gravir un volcan qu’ils auraient eux-mêmes bien du mal à escalader.
Ce fut difficile en effet, et dès le début. Le soufre alourdissait l’air, les poumons brûlaient à chaque souffle ; même si l’altitude et le terrain montagneux offraient davantage d’ombre, il faisait aussi chaud que dans le désert, car les fumerolles abondaient sur le volcan. En sueur, une humidité qu’elle ne pouvait guère se permettre de perdre, Mam se hissait dans le défilé encombré de pierres comme si chaque instant perdu devait provoquer une tragédie.
Katla jeta un coup d’œil à Saro, et grimaça. L’Istrien semblait aussi exténué qu’elle se sentait elle-même, les yeux rougis par le manque de sommeil et les particules qui ne cessaient de pleuvoir du ciel. Une ombre passa sur elle. Elle leva les yeux : très haut dans le ciel, des oiseaux noirs planaient férocement, ailes déployées, avec les doigts tendus de leurs rémiges.
« Des gypaètes, dit Saro qui avait suivi son regard. Des charognards. »
Katla savait ce que cela signifiait. Elle se mordit les lèvres. Renonçant à la voie obstruée de débris où se débattait la mercenaire, elle choisit plutôt un bloc de pierre plus lisse, paumes et plantes des pieds bien à plat pour la meilleure traction possible. Un vaste flot d’énergie la traversa aussitôt, lui enflammant les muscles, lui faisant battre le sang aux tempes. Des voix résonnantes réclamaient son attention, ricochant dans son crâne comme des chauves-souris dans une caverne. Elle se hissa sur le rocher en essayant d’oublier ces sensations, mais les voix se firent plus fortes et plus insistantes.
« Katla ! »
Brisant sa concentration, le cri de Saro lui rendit ses esprits, mais elle ne put discerner ce qu’il lui disait.
Désorientée, elle se hissa depuis le rebord où elle avait placé son pied gauche et se retrouva debout. Elle frotta son visage collant de sueur, interrompant ainsi le contact avec la pierre, et les voix disparurent aussitôt. Il faisait tellement chaud ! Elle brûlait. Je dois être remarquablement peu en forme, se dit-elle.
« L’épée ! » cria de nouveau Saro.
Elle comprit, trop tard. L’arme était en feu. Elle sentit ses cheveux s’enflammer, et la lame, sur toute sa longueur, lui brûler dangereusement les épaules, le dos, les fesses, les cuisses. Elle se retourna, s’en débarrassa vivement, d’instinct, pour la jeter au loin.
« L’épée de flammes ! »
Au-dessus d’elle, Mam s’était arrêtée en plein élan pour la regarder avec une terreur respectueuse. « C’était le tatouage sur le dos de Persoa ! »
Katla regardait fixement l’épée. Elle s’était enflammée de la garde à la pointe, de grandes flammes colorées en jaillissaient en tourbillonnant. Elle pouvait en sentir la chaleur d’où elle se trouvait, une chaleur mortelle, comme celle d’un bûcher. Elle examina à tâtons, prudemment, sa tête et ses épaules, et tout ce qu’elle pouvait toucher dans son dos, s’attendant à sentir peau et cheveux s’effriter sous ses doigts. Mais il n’y avait aucun dommage, absolument aucun.
Elle présenta son dos à Saro : « Suis-je intacte, demanda-t-elle avec nervosité, ai-je été brûlée ? »
Saro secoua la tête, muet.
En fronçant les sourcils, Katla s’approcha de l’épée. Les flammes s’éteignirent à son arrivée, en s’effaçant de la garde, comme une invite. La tête de renard du pommeau semblait lui adresser un sourire malin. Sa main voulait prendre l’arme, sa paume droite la démangeait, comme s’il lui avait manqué quelque chose. En serrant les dents, elle posa un doigt rapide sur le métal. C’était chaud mais non brûlant : on accueillait son contact avec bienveillance. Elle referma ses doigts, souleva brusquement l’épée. Des flammes d’un vert éclatant surgirent dans les rouges et les orangés. Puis une grande force saisit son bras et le tendit, tirant le reste de son corps, comme si elle avait été une pierre aimantée et la gueule du Pic Rouge l’Étoile du Navigateur.
Mam s’écarta pour la laisser passer et, pour la première fois, Katla lut de la peur sur le visage de la mercenaire.
« L’épée sait, dit Katla. Elle répond à l’appel de son créateur. »
Comment elle le savait elle-même, elle n’en avait pas la moindre idée. Mais cela lui était venu avec la clarté impérieuse d’un fait.
Mam et Saro échangèrent des regards anxieux, puis suivirent la fille aux cheveux de feu et son épée de flammes.
*
* *
À quelques centaines de pieds au-dessus du plateau désertique, il y eut un choc, plus haut, et une pluie de débris s’abattit sur eux. Des pierres ricochèrent, les manquant de peu. Mam s’aplatit contre le flanc du défilé, haletante, et leva la tête pour voir ce qui avait délogé les débris. Au-dessus d’eux, la silhouette de Katla fut oblitérée par une autre forme bien plus grosse et, venu de nulle part, un énorme cheval noir dégringola vers eux.
Saro écarquilla les yeux.
C’était Présage de la Nuit.
Il appela l’étalon par son nom, en vit les oreilles réagir, deux fois, comme s’il avait reconnu sa voix, puis la bête l’avait dépassé dans un tonnerre de sabots, roulant des yeux ardents. Il le regarda disparaître dans la pénombre en contrebas, déconcerté par les éclairs de muscles rouges et d’os blancs à nu dans une croupe qui se mouvait avec la puissance et la souple grâce qu’il se rappelait bien.
Quelques instants plus tard, ils en trouvèrent le cavalier, assis à l’orée d’une caverne dont le plafond semblait luire d’un féroce éclat écarlate.
En sursautant, la personne leva les yeux.
Des mains osseuses soutenaient un menton osseux, mais ce n’était pas un revenant, ce n’était pas un cadavre ranimé.
« Alisha ! »
Saro se rappelait la Nomade telle qu’il l’avait connue pendant son voyage avec la caravane depuis Jétra. Il l’avait trouvée merveilleusement attirante, avec ses masses de boucles souples du plus bel auburn, sa chaude peau olivâtre, ses surprenants yeux clairs et son corps voluptueux. Il ne restait plus maintenant que la frappante pâleur de ses yeux, des points lumineux dans un visage émacié et noirci par le soleil, un visage qui s’était comme affaissé sur lui-même, ajoutant des dizaines d’années à ses quelque trente ans. Les simples circonstances bien humaines du chagrin et de la famine avaient prélevé leur dû, mais que devait à l’usage de la pierre de mort l’apparence sauvage et ravagée d’Alisha ?
Près d’elle, une petite silhouette était recroquevillée, comme endormie. Saro sentit son cœur lui marteler les côtes, un réflexe, tandis que son corps se préparait à fuir avant même que son esprit n’en eût pris la décision.
« Falo ? » Il ne put retenir le tremblement de sa voix.
Comme éveillée par le son de son nom, la chose changea de position, se redressant sur un coude pour le regarder. Saro aurait voulu qu’elle ne le fît point. C’était indubitablement Falo – ou ce qu’il en restait, après les charognards, l’entropie naturelle et les privations du désert. Outre le bras tranché par les miliciens, l’enfant ressuscité avait perdu ses yeux ; trous et bosses difformes, sous l’espèce de peau grise, suggéraient que des chiens sauvages avaient déchiqueté son corps pour s’en régaler.
Alisha Alouette-du-Ciel passa un bras autour des épaules du garçonnet pour l’attirer vers elle.
« Il n’est pas bien », dit-elle d’une voix que la chaleur et la soif avaient rendue rauque. « Il doit se reposer. Les autres sont à l’intérieur de la montagne, ils aident l’Homme. Mais lui et moi, nous ne pouvons plus rien. » Elle semblait désolée. « Même notre cheval nous a désertés.
— Présage de la Nuit ? »
Alisha pencha la tête de côté. « Oui. Il est tombé quand on nous a tendu l’embuscade, mais la pierre me l’a ramené. » Sa main alla par réflexe toucher sa poitrine, un tapotement, une caresse, un geste étrangement propitiatoire.
« Et Falo ? » Saro ne pouvait détourner les yeux du macabre spectacle, le garçon dont le crâne reposait contre le bras de sa mère.
Alisha battit des paupières. « La pierre n’a plus d’effet sur Falo. Mais il est mieux qu’il n’était », ajouta-t-elle avec satisfaction, et elle sourit à l’enfant, un surprenant éclair de dents blanches. « Tu ne trouves pas ?
— Donne-moi la pierre, Alisha », dit Saro avec gravité, en escaladant les gravats pour se tenir devant eux.
Elle eut une expression obstinée. « Elle pourrait être de nouveau efficace, loin d’ici.
— Peut-être. Mais tu dois me la donner. Tu sais que c’est moi qui dois porter ce fardeau, et non toi. »
Elle le dévisagea et, pendant un terrible moment, il pensa qu’il devrait la subjuguer pour lui prendre la pierre de force. Puis elle fouilla dans ses habits et tendit la main. Dans sa paume reposait l’eldistan que le vieil Hiron, le vendeur de pierres d’humeur, avait donné à Saro à la Grande Foire, la pierre qui était peut-être l’objet le plus dangereux du monde, pâle et innocente, d’un jaune fumeux comme si, à l’instar de la femme, elle n’avait plus ni énergie ni but.
Ce fut aussi simple que cela. Saro tenait ce qu’il était venu chercher. Mais ce fut avec beaucoup de réticence qu’il referma les doigts sur la pierre de mort. Celle-ci lança un bref éclair blanc, comme si elle avait reconnu son véritable propriétaire, puis elle s’éteignit tout aussi brusquement.
Le cœur de Saro battit plus vite.
« Ah », soupira Alisha, morose. « Elle est finie. Une petite étincelle de vie, et elle est partie. Tu l’as gaspillée », conclut-elle d’un ton accusateur.
Saro se tourna sombrement vers ses compagnons. Une grimace de dégoût tordait le visage de Mam, mais Katla était impassible, les traits illuminés par les flammes surnaturelles de son épée. Puis, sans un mot, elle passa près de lui, toujours tirée par la lame ardente, escalada un rocher qui lui faisait obstacle et disparut dans la caverne, que l’épée éclairait d’une nouvelle et étrange lumière.
Saro la regarda s’éloigner, et la lueur qui palpitait et disparaissait avec elle. Il demeura immobile, irrésolu. La pierre lui était revenue, sa tâche était accomplie. Il pouvait s’en aller, retraverser le désert et se rendre dans le Nord pour y chercher la Déesse. Ses compagnes avaient dorénavant chacune sa propre quête. Si Persoa était toujours vivant, il était certain que lui et Mam se retrouveraient. Et Katla était forte, elle se suffisait à elle-même, même lorsqu’elle n’était pas possédée par l’épée. Elle n’avait nul besoin de lui, elle ne l’aimait pas, elle semblait à peine éprouver pour lui une vague amitié. Rien ne le retenait ici.
Mais toute la logique du monde ne pouvait rien au désir de son cœur.
Il glissa la pierre dans la pochette de tissu vide qu’il portait à son cou et suivit la jeune Eyraine, accélérant le pas jusqu’à presque courir, escaladant les rochers et traversant les cailloutis avec la témérité déterminée d’un homme sur le point de perdre tout ce qui compte vraiment dans son existence.
*
* *
Mam regarda Saro s’élancer derrière Katla avec une expression qui tenait à la fois de l’admiration et du chagrin, s’il y avait eu là quelqu’un pour l’interpréter. Mais il n’y avait plus personne en ce sombre lieu, sinon une folle et un garçonnet mort. Elle ne put cependant se retenir de leur poser la question qui brûlait en elle :
« Avez-vous vu un homme venir par ici ? » demanda-t-elle à Alisha Alouette-du-Ciel, « un homme des collines de Farem ? »
La Nomade avait une expression vacante.
« Un bel homme, avec les tatouages de sa tribu sur le visage ? »
Un léger tressaillement – reconnaissance, ou irritation ?
« Un eldianna », insista-t-elle.
Alisha leva alors les yeux. « Eldianna, répéta-t-elle tout bas. Eldianna ferinni monta fuegi.
— Quoi ? » Mam fit un pas brusque vers la femme, en se penchant sur elle.
Alisha recula, en tendant le bras pour protéger Falo de cette créature à l’aspect terrifiant, avec ses nattes hérissées d’un blond presque blanc et sa gueule où étincelaient des dents pointues.
Mam se redressa en écartant les mains : « Persoa. Son nom est Persoa. Dis-moi si tu l’as vu, je t’en prie. Je dois le trouver, je le dois… »
Des larmes lui montèrent aux yeux. Nul sur Elda n’avait jamais vu pleurer Finna-les-Dents, et c’était de fait encore plus alarmant que son rictus habituel. Mais la Nomade tendit une main et prit celle de Mam. « Tu l’aimes, oui ? L’eldianna ? »
Les larmes tombèrent. Mam les essuya d’un revers de main, renifla horriblement et cracha par-dessus son épaule. « Oui, marmonna-t-elle. Oui, je l’aime. » Elle fixa la Nomade d’un air farouche. « Si tu l’as vu, tu dois me le dire, je t’en prie.
— C’était hier, je crois. Il est venu hier. Il a essayé de me prendre la pierre, mais je ne l’ai pas laissé faire. Il était fâché, il a crié. Puis il a vu Falo, il a pleuré, et il est parti.
— Où ? Où est-il parti ? »
Alisha esquissa un geste pour montrer le fond de la caverne. « Dans la montagne. Il est allé dans la montagne de feu. Pour aider.
— Aider qui ? »
La Nomade adressa à la mercenaire un sourire de la plus grande douceur et une soudaine beauté métamorphosa ses traits ravagés.
« Sirio, dit-elle avec simplicité. Ils vont libérer Sirio. Les Trois redeviendront Un, et nous serons tous libérés de cette roue de feu et de tourment. » Elle tenait son fils bien serré, et le berçait. « Nous serons libres, Falo, je te le promets. »
Mam laissa la folle roucouler des berceuses à son fils mort depuis longtemps et prit le chemin du volcan, menton en avant telle la proue d’un navire de guerre qui affronte les vagues d’une tempête.
*
* *
— Katla, Katla, arrête, attends ! »
Prise au dépourvu en entendant son nom, elle se retourna pour regarder par-dessus son épaule. Des lueurs ardentes étincelaient dans ses yeux, on aurait dit l’esprit du volcan, songea Saro en frissonnant, un esprit vengeur muni d’une épée vengeresse. Il se rappela comme il avait eu peur d’elle lorsqu’il avait pris l’épée dans les couloirs du château, à Jétra, en pensant qu’elle allait peut-être le frapper pour le punir de sa témérité. Il l’avait vue manier cette épée avec une telle violence délibérée qu’il l’avait crue possédée ; il se rappelait comme elle lui avait semblé étrangère, lointaine, inaccessible. Mais il avait beau le nier, ou essayer d’éviter le sujet, il l’aimait malgré tout. Guaya ne l’avait pas seulement délivré du don d’empathie, apparemment : elle avait aussi confirmé la profondeur de sa passion, en le délivrant de sa crainte.
« Katla », lança-t-il, et sa voix était basse et ferme, « Katla, où que vous alliez, j’irai avec vous. Si vous vous enfoncez dans les flammes de Falla, je m’y enfoncerai avec vous. Si vous entrez au royaume des morts, je serai à vos côtés. Si vous combattez, je combattrai avec vous. Je vous garderai, dos à dos, comme les guerriers des anciens temps, contre tous les assaillants, que ce soient des hommes, des bêtes ou des revenants. »
Le regard de ces yeux étincelants et hostiles le balaya et, pendant un long moment, il se sentit à la fois évalué et jugé. Puis elle se pencha, ramassa quelque chose dans l’obscurité et le lui lança.
« Si tu vas te battre avec moi, tu auras besoin d’une épée. »
Il vit la longue forme qui accrochait la lumière en tourbillonnant : c’était à présent qu’il devait montrer sa valeur, ou jamais. Plutôt que de s’écarter pour laisser l’arme retomber sans danger à ses pieds, il avança d’un pas et se prépara à l’attraper, en sachant que s’il manquait son coup, il pourrait perdre une main, ou pis encore.
L’épée sortit de la pénombre, pommeau en avant, et il l’attrapa bien proprement, en pivotant sur les talons pour accompagner l’élan de la lame.
Lorsqu’il se retourna pour faire face à Katla Aransen, elle avait disparu. Seule sa voix résonnait derrière elle : « C’était l’épée d’un mort. Prends garde qu’elle ne le soit de nouveau. »
Avec un grand sourire, Saro se précipita à sa suite.
Plus ils s’enfonçaient dans le labyrinthe de la caverne, plus la lueur qui venait d’en bas s’intensifiait. Une grande clameur se mit à se réverbérer sur les parois de la caverne : des cris, des hurlements, des rugissements et des hululements, des gémissements et des glapissements, et le fracas des armes qui s’entrechoquaient. Lorsque le chemin se mit à descendre en pente de plus en plus abrupte, la chaleur s’accrut aussi à chaque pas.
Saro s’essuya la figure en se demandant quel spectacle allait s’offrir à eux lorsqu’ils atteindraient la source de ces bruits infernaux. Malgré lui, il ne pouvait échapper aux comparaisons qui lui venaient à l’esprit : les victimes de Tanto, lorsqu’elles expiraient par centaines dans les tourments de ses bûchers. Il s’attendait presque à voir le rictus sardonique de son frère apparaître dans les ténèbres, plus vaste que jamais et plus horrible d’être un rictus de mort.
Mais ce qui les accueillit lorsqu’ils arrivèrent enfin au cœur de la montagne était bien plus étrange, et bien plus terrible.
Poussés jusque-là par la pierre de mort, tirant leur vitalité des terres mêmes qu’ils traversaient, les morts semblaient à présent subir une tout autre contrainte. D’où il se tenait, Saro put voir que l’armée ressuscitée d’Alisha Alouette-du-Ciel combattait et mourait de nouveau. Mais le chaos était tel, et l’impact des corps, qu’il était difficile de dire ce qu’ils affrontaient, sinon la montagne même, car de grands éclaboussements de lave et des jets de fumée obscurcissaient la scène, avec des rochers qui volaient de toutes parts.
Horrifié, il vit un tronc noirci jaillir de la furieuse mêlée, suivi de près par ses membres, et des rubans de tissu ou de chair. Puis, au cœur de la bataille, quelque chose émit un rugissement sonore qui lui hérissa les poils sur la nuque.
« Bëte », murmura-t-il. Comment un félin, si gros fût-il, pouvait-il survivre en un tel endroit ? Comment quiconque pouvait-il y survivre ? Les panaches sulfureux qui s’élevaient des abîmes ardents lui brûlaient les poumons à chaque inspiration – il se surprenait à respirer le moins profondément qu’il était possible de le faire tout en restant conscient, et vivant.
Mais rien ne ralentissait Katla Aransen. Elle s’avança à grandes enjambées : l’épée de flammes, en parfait accord avec son nouvel environnement, la tirait toujours plus avant, toujours plus bas. Saro essayait de ne pas imaginer les horreurs qui allaient les engloutir, ni quel trépas pouvait l’y attendre. Il essayait de ne pas penser du tout. Tête baissée, avec des ruisseaux de sueur qui coulaient sous ses habits, il suivait Katla au cœur du monde, et la pierre de mort lui martelait les côtes comme un deuxième cœur.
Il y avait des morts partout. Ou plutôt, les ressuscités morts étaient partout, éparpillés dans des postures grotesques, telles des poupées écartelées par un enfant cruel. Certains cadavres fumaient, os nouvellement mis à nu, blancs sur la peau calcinée. Certains semblaient endormis mais ne remuaient pas, même lorsque les flammes les léchaient. D’autres semblaient travailler dur à une sorte d’excavation, car des rochers étaient empilés d’un côté de la caverne, tandis que des rocs à moitié fondus étaient projetés dans les airs de l’autre côté, comme par une force invisible. Plus loin, la bataille faisait rage et c’était de ce côté, évidemment, que se dirigeait Katla.
Trois silhouettes – deux hommes et une énorme créature noire – luttaient contre un unique ennemi. Il n’était pas plus grand que ses adversaires humains, et bien plus petit que le félin. Mais il se battait avec tant d’agilité féroce qu’il était à même de les tenir en échec d’un seul bras tandis que de l’autre il cueillait les recrues de l’armée des morts et les précipitait avec une force inimaginable contre les parois de la caverne ou plus loin dans la lave en fusion.
Saro laissa échapper une exclamation étranglée. Il lui semblait reconnaître deux des combattants. Mais Katla, même si elle l’ignorait encore, en savait davantage.
« Persoa ! s’écria Saro. Bëte ! »
La réaction de Katla fut moins sonore mais, même dans la lueur rougeâtre, il put voir que toute couleur avait déserté son visage.
« Tam, souffla-t-elle. Par tout ce qui est sacré… Tam Renard… »
Alors, malgré elle, elle tourna son regard vers leur adversaire qui se tenait dans la lave, drapé dans des nuages d’un jaune incandescent.
Le Maître de Sanctuaire avait consacré tous ses talents et sa puissance à celui qui affrontait son fils, l’eldianna et la Bête. La métamorphose de ce combattant était totale, mais pas au point que Katla Aransen ne pût reconnaître son propre frère. Il n’était plus son jumeau, malgré sa chevelure enflammée et ses yeux qui brillaient d’un éclat bleu, dur et perçant. Des pieds à la tête, sa peau aussi noire que charbon luisait d’un sourd éclat métallique. L’un de ses membres brillait davantage, comme si toute trace d’humanité en eût disparu – muscles, nerfs, tendons, os, la chair, le sang, remplacés par la carapace cartilagineuse d’un énorme insecte. Car ce n’était plus un bras mais une grande faux, comme la pince mortelle d’un gigantesque crabe ou d’une énorme mante religieuse.
« Fent ! »
La tête de la créature pivota avec lenteur dans sa direction, et ses yeux se fixèrent sur elle. Puis un rideau de fumée retomba, les dérobant de nouveau l’un à l’autre. Mais Katla avait senti le cœur lui manquer, tandis que le doute s’enracinait dans sa poitrine, projetant ses rets dans tout son corps, et la faisant trembler. Quel abominable destin avait frappé son frère ? La dernière fois où elle l’avait vu, il l’avait dupée au jeu des nœuds, au sommet de la Dent du Chien, se moquant d’elle tandis qu’avec son traître compagnon il l’attachait et la bâillonnait pour la laisser prisonnière d’une chaise, avant de courir dans le chemin de la falaise et de prendre sa place à bord du navire de leur père. Et qu’était-il advenu du reste de l’expédition paternelle ? Comment deux de ses membres pouvaient-ils bien s’être retrouvés de l’autre côté du monde, loin des mers arctiques qui entouraient Sanctuaire, l’un mort dans le désert et l’autre – son frère jumeau – transformé en monstre pour affronter ses amis parmi les morts, dans les entrailles d’un volcan ? Elle se sentait soudain perdue, et terrifiée.
Katla… Katla… Tu es venue… Je te sens près de moi. Prends la force de l’épée. Bientôt je serai libre…
L’épée entendit la voix de son maître, même si Katla était trop désorientée pour y réagir. Comme mue par sa propre volonté, l’arme se tourna vers la chose qui avait été Fent, et Katla se retrouva soudain en train de courir, les pieds tirés vers l’avant, malgré elle, pour affronter son frère. L’épée s’éleva et s’abaissa, un grand coup de taille. Le bras monstrueux se dressa pour le parer et un terrible grincement fendit les airs tandis que la lame glissait sur la substance adamantine. Katla recula en vacillant, le bras engourdi jusqu’au coude. Elle regarda, stupéfaite, les flammes de l’épée devenir pourpres puis vertes, puis un délire de couleurs qui n’étaient pas de ce monde.
Fent éclata de rire et, en se retournant, découvrit que ses trois autres adversaires avaient eu le front de s’approcher pendant qu’il s’occupait de sa sœur. Il se fendit et projeta en arrière l’homme des collines, d’un seul revers meurtrier. Puis il revint à Katla, qui luttait toujours pour contrôler l’épée.
« Ha, sœurette ! » s’écria le monstre, et même le timbre de la voix de Fent avait changé, car elle était basse et résonnante alors qu’elle avait été claire et un peu nasillarde. Elle avait aussi été autrefois teintée de tranchante malice, et c’était maintenant un fil d’acier émoussé. « Vraiment comme dans les anciennes légendes, à présent, le combat des jumeaux, celui de la lumière, celui des ténèbres, pour décider du destin du monde ! »
Puis il fondit sur Katla, d’un seul bond, visant sa tête de la lame incurvée qui avait remplacé sa main. Katla se déroba en pivotant, et abattit la grande épée, son propre coup de faux. La pince rencontra encore la lame et des étincelles jaillirent, comme lorsqu’on aiguise le fer brûlant sur la pierre. Le souffle court, Katla recula en considérant son coup suivant.
« Déjà fatiguée, sœurette ? Sûrement pas, nous ne faisons que commencer !
— Fent, Fent, que t’est-il arrivé ? haleta-t-elle. Qu’es-tu devenu ?
— Quoi, tu veux dire, ceci ? » Il brandissait la pince dans sa direction avec un grand sourire fou. « Je ne me rappelle pas que tu te sois plainte quand la seither t’a rendu ton bras ! Rahë a fait de moi ce que j’aurais toujours dû être. Toi, tu as une épée, et moi… »
Le bras s’abattit et l’épée para désespérément, avec un autre hurlement grinçant du métal sur le cartilage. Katla recula d’un pas dansant, en essayant de conserver son équilibre. Si elle tombait, il ne l’épargnerait pas, elle le savait avec une terrible, une profonde certitude. Il ne restait plus en lui désormais aucun sentiment fraternel. Mais elle devait pourtant essayer de le distraire.
« Rahë… qui est Rahë ? Avez-vous atteint Sanctuaire ? L’expédition a-t-elle réussi ? Où est Pa ?
— Tant de questions, sœurette ! Toujours la petite chienne glapissante à poil de renard, à ce que je vois. »
La pince fondait de nouveau sur elle, un mouvement obscur brouillé par la vitesse, et de nouveau Katla l’évita en laissant l’épée s’interposer. Cette fois, la lame ricocha sur le bras étrange et frappa Fent à l’épaule. Il laissa échapper une exclamation sifflante qui aurait pu en être une de douleur.
« Voilà qui n’est pas gentil, Katla. Pas du tout. »
Il bondit très haut, par-dessus sa tête, la forçant à se jeter à genoux pour l’éviter. Mais, comme reliée au monstre par un fil invisible, l’épée le suivit, en étirant douloureusement les bras de Katla, et le frappa cette fois aux jambes.
Fent poussa un hurlement furieux, se retourna et, de son bras intact, abattit un déluge de coups sur la lame, la faisant retentir d’un son argentin. Une fumée noire s’en éleva, mais quand elle se dissipa, le feu qui enveloppait l’épée était toujours aussi éclatant.
*
* *
Saro observait ce combat déroutant avec l’impression de rêver, enfoui jusqu’à la poitrine dans des sables mouvants. Il pouvait à peine distinguer ce qui se passait en contrebas, car partout où il jetait les yeux se déchaînait une activité frénétique, le tout obscurci par des panaches de fumées et de vapeurs. Quand la fumée se dissipait, il pensait apercevoir les morts au cœur du volcan, là où aucune créature vivante ne pouvait exister, qui délogeaient roc après roc comme s’ils avaient voulu exhumer un trésor. Pendant ce temps, les trois silhouettes, de l’autre côté de la caverne, apparaissaient et disparaissaient, frappaient, reculaient. Puis il vit Persoa projeté contre une paroi comme par une main géante, pour frapper le roc dans un grand craquement et glisser à terre, où il resta assommé. Ou mort.
Le cœur au bord des lèvres, il chercha Katla des yeux, la trouva à genoux, brandissant la grande épée au-dessus de sa tête. Il jeta un coup d’œil inquiet à sa propre lame : que pouvait-il faire pour aider Katla avec cette petite arme ébréchée ? Surtout contre un guerrier qui bougeait si vite qu’on ne pouvait en suivre les mouvements. Mais il avait juré de se battre avec elle, de la protéger contre tous, et si minces fussent ses chances de survie, il devait tenir sa promesse, il le savait. Avec un grand cri, il secoua sa torpeur et chargea dans l’arène infernale, épée levée comme une hache.
Plus par chance que par bon jugement, il réussit à ne pas tomber dans la fosse de feu bouillonnant, même si la fumée tourbillonnait, aussi épaisse qu’un rideau. Il agita frénétiquement le bras et, tandis que la vapeur se dissipait un peu, il vit la chose que Katla avait appelée Fent à deux pas de lui à peine, fondant sur elle avec un rictus de joie sauvage.
En hurlant, Saro se précipita, plié en deux, crâne en avant. Il avait eu l’intention de frapper à l’estomac, mais le monstre était trop rapide pour lui : l’évitant d’un pas de côté, il lui assena un coup de sa main ordinaire, l’envoyant s’étaler plus loin. Mais Saro n’allait pas se laisser écarter aussi aisément. Il se releva avec une célérité née du pur désespoir et piqua son épée dans le creux du genou de Fent, alors que celui-ci chargeait de nouveau Katla.
Fent trébucha puis, avec un grondement de rage, il se retourna. Et Saro connut véritablement la peur en voyant pour la première fois clairement l’adversaire de Katla. Car en face de lui se tenait un reflet perverti de sa bien-aimée. La silhouette était petite et nerveuse, avec des muscles secs et des traits acérés, comme Katla. Mais à la place de la peau dorée de celle-ci, la créature était noire, comme calcinée, et pourtant lisse, sans tache, sans une brûlure ni une plaie. Sa chevelure, qui formait un sauvage halo roux autour de son visage, avait exactement la même nuance que celle de Katla. Et les yeux bleus au regard fou, qui crépitaient férocement dans ce visage aux traits fins, lui rappelaient horriblement ceux de Katla lorsqu’elle lui avait pris la grande épée, au château de Jétra, et qu’il s’était cru sur le point de périr.
Quand la chose leva un bras, il vit avec une répulsion horrifiée que là cessait toute ressemblance avec Katla, car cet appendice n’évoquait en rien un membre humain : dur, massif, il avait la forme d’une pince de homard galien dont les deux bords incurvés claquaient l’un contre l’autre, hérissés de dents qui se chevauchaient légèrement, aiguisées comme des rasoirs.
D’un geste désespéré, Saro abattit son épée et attendit le coup qui le tuerait. Il ferma même les yeux un instant. Du moins avait-il gagné quelques secondes à Katla. Elle avait peut-être eu le temps de s’écarter. Puis quelque chose lui cogna le coude, quelque chose de chaud, d’une dureté soyeuse, et, en ouvrant les yeux, il vit Bëte à ses côtés, les muscles cordés de son encolure, son museau plissé par un rictus de colère et de peur, les grandes lèvres noires retroussées sur les énormes crocs, les yeux d’ambre rivés sur la silhouette qui avançait. Son rugissement vibra dans la poitrine de Saro, lui conférant force et courage. Il se rappela l’esprit belliqueux du chaton qu’il avait secouru dans sa villa, cette petite chose affrontant ce qui avait dû lui paraître un ennemi tout puissant, et il sentit son désespoir se dissiper.
« Pour Katla ! » rugit-il, et il se précipita de toutes ses forces sur le monstre.
Homme et Bête, ils frappèrent Fent de concert, et leur élan le renversa. Saro se trouva soudain au bord de la fosse, vacillant périlleusement. Puis des dents aiguës s’enfoncèrent dans sa ceinture, son habit et sa peau, pour le tirer en arrière. Mais, pendant un instant il entraperçut un étrange spectacle : l’armée des morts – ou les quelques survivants – déterrait une silhouette humaine au cœur de la montagne, une forme qui avait été recouverte de rochers massifs et d’amas de lave refroidie. C’était un homme. Mais en dehors de cela, on ne pouvait le décrire. Cela ressemblait à de la chair, cela avait la forme de la chair, mais Saro aurait juré qu’il distinguait au travers le roc en fusion, comme si cette chair eût été immatérielle : l’ombre de ce qui avait été un homme, et n’était plus qu’une vision.
« Qu’est cela ? » s’écria-t-il, affolé.
On aurait dit que le monde s’était encore transformé pour devenir un rêve encore plus surnaturel qu’auparavant. Car il y avait maintenant une voix dans la tête de Saro, et il savait qu’elle appartenait au grand félin, il le savait avec la certitude intime qui distinguait la vérité de l’illusion.
Le Dieu se trouve là-bas et il est ressuscité. Les Trois redeviendront Un, et Rahë sera abattu ! Mais nous devons d’abord nous débarrasser de la créature qu’il a envoyée contre nous, car elle est infatigable et pénétrée de la magie qu’il a dérobée !
Un hurlement aigu retentit derrière eux, et Saro se retourna avec appréhension pour voir Katla étendue et la silhouette noire qui la plaquait au sol de sa pince massive. La grande épée était à quelque distance, et ses flammes étaient presque éteintes.
« Bëte, s’écria-t-il, sauve-la ! »
Mais quelqu’un devança le félin.
L’homme à la barbe rousse se jeta sur le sol fumant et s’interposa entre Fent et la jeune fille, en donnant un coup de pied dans la pince. Il se releva. Il dominait la silhouette noire de toute sa taille, mais en dehors de cela, il n’avait pas d’arme, ni de vêtements d’ailleurs, à l’exception d’un morceau d’étoffe noué autour des reins. Mais il montrait les dents à Fent, avec défi. Saro sentit une grande vague de jalousie incongrue déferler sur lui en voyant cet homme garder Katla comme un loup défend sa compagne blessée.
Puis un nuage de fumée jaillit en tourbillonnant de la fosse et recouvrit tout.
Quand il se dissipa, un spectacle encore plus alarmant s’offrit à Saro. L’homme à la barbe rousse était effondré sur Katla. Il y avait du sang partout, sur l’homme, à terre, sur Katla. Impossible de dire à qui il appartenait : tous deux étaient inertes. Saro eut l’impression que son cœur cessait de battre. Si Katla était morte, il ne voulait pas le sentir pulser à nouveau. Il perçut un hurlement naître en lui, mais avant qu’il ne pût franchir ses lèvres, la fosse entra en éruption.
Les morts se précipitèrent hors de la caverne, cheveux et peau en flammes, et la silhouette noire – étant venue à bout des irritantes créatures qui avaient fait obstacle à son véritable but – les faucha un par un comme s’ils n’avaient été que des chardons dans un champ. Puis il alla chercher dans le roc en fusion et, avec une force surhumaine, il en extirpa l’essence incorporelle du dieu qui y avait été enseveli pendant de si longs siècles.
Ce fut Bëte qui poussa le rugissement que Saro avait senti naître en lui. Elle bondit au bord de la fosse et regarda la terrible pince se refermer sur son divin compagnon, griffes enfoncées dans le roc comme si elle eût pu sauver Sirio du monstre de Rahë. Mais même d’où il se tenait Saro pouvait voir la chaleur intense de la montagne lui brûler les yeux, et la fourrure : l’horrible puanteur âcre lui emplissait les narines. Si Bëte sautait dans cette fosse ardente, elle périrait en quelques instants, et nul ne bénéficierait de ce sacrifice.
Affaibli par trois cents ans d’emprisonnement, Sirio se tordait dans l’étreinte de Fent. Il laissa enfin échapper un grand cri. Les héros qu’il avait appelés des quatre coins d’Elda avaient failli, et tout allait être perdu.
Saro sentit la pierre de mort qui lui brûlait la peau.
« Non, murmura-t-il, non, je ne puis en user de nouveau. Pas même pour ceci ! »
Et si Katla se meurt, en useras-tu ?
Saro referma son poing sur la pierre, les yeux brûlant de larmes. Le ferait-il ? Il l’ignorait, mais il pensait bien qu’il le ferait, malgré les horribles conséquences. Il se détourna de l’affrontement qui se déroulait à l’extérieur de la fosse, et tituba jusqu’à l’endroit où, sur le sol fumant, Katla et l’homme à la barbe rousse gisaient, fatalement enlacés. Il se laissa tomber à genoux près d’eux.
Ni l’un ni l’autre ne bougeait. Le sang avait coulé comme un masque sur le visage de Katla, surtout du nez et de la bouche, des stries d’un rouge plus foncé dans la flamme de sa chevelure. L’homme était étendu sur le dos en travers de la jeune fille, avec une énorme entaille dans l’épaule et la poitrine. Faites que ce soit sa blessure qui couvre Katla de sang, pria Saro, en se sentant coupable. Faites qu’elle soit sauve. N’importe quoi, je donnerai n’importe quoi si elle est sauve.
La pierre pulsait sur sa poitrine, étincelante.
Il noua fermement sa tunique sur l’eldistan, les mains tremblantes, en essayant d’oublier cette insistante présence. Transformerait-il Katla en l’un de ces revenants à la peau grise ? Pouvait-il la condamner au sort de ces morts-vivants chancelants qu’il avait vus dans l’armée d’Alisha ? Non, il ne le pourrait pas. « Katla, dit-il tout bas, Katla, ne sois pas morte. »
Il n’y eut pas de réponse. Il toucha le visage de la jeune fille, du bout des doigts. Sa peau semblait froide et sans réaction, un peu humide aussi, comme de la boue piétinée. Il approcha sa joue du nez et de la bouche, mais ne put sentir de souffle. Pas plus qu’il ne put trouver la moindre pulsation lorsqu’il pressa la veine du cou.
Saro se mit à pleurer en silence.
Et une nouvelle voix s’éleva en un gémissement.
Saro releva brusquement la tête. Il se tourna pour voir d’où venait cette voix. C’était Mam qui berçait le corps de Persoa, recroquevillé au pied du rocher contre lequel il avait été précipité.
Un tel gaspillage de vies, d’amour, d’efforts, et pour quoi ?
Le chagrin se transforma en colère, le blanc ardent de la fureur et du désespoir. Saro se releva d’un bond, le visage ruisselant de larmes. La grande épée reposait à quelques pieds, encore incandescente. Sans une pensée cohérente, il s’en approcha, referma son poing autour du pommeau à tête de renard, et la souleva. Elle était massive, un morceau de fer forgé, conçu pour détruire des existences. Même ses flammes s’étaient éteintes – et, au tréfonds de son être, il fut certain que la flamme de Katla s’était éteinte aussi, car c’était le contact de sa main qui avait incendié l’épée, sa vie qui lui avait conféré son énergie, il le savait à présent.
Peu importait. Rien n’importait plus.
Il allait tuer cette chose, dans la fosse, et il mourrait ensuite. Et c’en serait fait de tout.
Avec lassitude, il mit l’épée sur son épaule et parcourut la vingtaine de pas qui le séparait du trou qui perçait la montagne. Il y jeta un regard. Le dieu s’avérait difficile à tuer, semblait-il. La pince de Fent glissait sur la figure diaphane, ou au travers, essayant en vain de trouver une prise. Et le jumeau de Katla était furieux. Dans sa frustration, il frappait du pied et des éclaboussements de lave jaillissaient pour retomber en grésillant. Fent tentait d’écraser la tête de Sirio sur les parois rocailleuses de l’abîme, mais la forme de la divinité se fondait dans le roc et réapparaissait, apparemment intacte, même si elle pendait, inerte, dans l’étreinte de la monstrueuse et difforme créature.
Absolument enragé, à présent, Fent prit Sirio par ce qui semblait être ses pieds et le fit tourner autour de sa tête comme les hommes que Saro avait vus aux jeux de la Grande Foire, maniant un gros caillou avec une fronde pour voir qui lancerait le plus loin. Lorsque Fent le lâcha, le dieu prit son essor comme une grande épée translucide. Il heurta la paroi sans un bruit, et disparut.
Fent sortit de la fosse. « Tu te considères comme une divinité ? s’écria-t-il. Tu n’es rien qu’un misérable semblant de dieu. Je t’ai vaincu. Moi, Fent Aranson de Tomberoc… (il s’interrompit pour réfléchir un instant) … et de Sanctuaire. S’il y a un dieu ici, c’est moi ! »
Bëte se jeta sur lui en rugissant.
L’attaque était imprévue : Fent s’effondra dans un fracas évoquant cent marmites cascadant d’une falaise. Sans lui laisser le temps de récupérer, le grand félin s’abattit sur son dos, l’écrasant dans la cendre. Mais alors même que les griffes de Bëte lacéraient l’étrange peau noire dont le mage l’avait pourvue, la créature de Rahë éclata de rire.
« Et on dit que tu es une divinité aussi ! Mais en fin de compte, tu n’es qu’un gros chat de ferme prétentieux et j’en ai tué quelques-uns, de mon temps. » Il fit le gros dos, en appui sur les bras. Les pattes de Bëte ne touchaient plus le sol. Il se redressa lentement, tandis qu’elle grondait et mordait en essayant de trouver un appui. « Va jouer avec les petites souris, se moqua-t-il. Tu n’es bonne qu’à cela ! »
Saro souleva l’épée. Puis il se précipita sur la silhouette noire, avec un grand hurlement. Au dernier moment, Bëte sauta à l’écart. Il y eut une soudaine éclosion de flammes tout le long de la lame – écarlate et rouge, orange et or, et un vert pur qui les effaça toutes. Elle crépitait d’énergie. Saro sentit soudain qu’une main se refermait sur la sienne pour lui prendre l’épée. Un visage apparut devant lui. C’était Persoa. Mais il était métamorphosé.
Tandis que le dieu prenait possession de son corps, les tatouages de l’homme des collines se transformèrent en coulant les uns dans les autres. Les marques tribales se déployèrent sur son visage pour courir le long de son cou et de ses épaules à la rencontre des couleurs qui flamboyaient sur son dos. Elles effacèrent les étranges dessins, et il ne resta plus qu’une peau claire, lumineuse, sans tache, d’une teinte plus pâle que celle de l’homme des collines. Sa chevelure noire changeait aussi, devenant l’or pâle du lin. Et ses yeux étaient maintenant d’un bleu perçant.
Le dieu Sirio posa brièvement la garde de l’épée sur ses lèvres, et les flammes devinrent d’un vert très pâle, comme le maïs nouveau. Puis, d’un mouvement extraordinairement rapide, il se tourna vers la créature qui avait autrefois été le jumeau de Katla et, d’un seul coup précis, il lui trancha la tête.
Celle-ci rebondit en frappant le sol de la caverne, avec ses cheveux rouges qui se tordaient, puis elle roula dans la fosse et coula dans le magma bouillonnant. Le corps resta où il se trouvait, oscillant un peu. Puis il s’écroula avec un fracas retentissant. Sirio lui accorda un bref intérêt, puis, comme s’il s’était débarrassé d’ordures déplaisantes, il se pencha pour se saisir de l’horrible bras métamorphosé, traîna le cadavre décapité jusqu’à la fosse et le poussa du pied par-dessus le bord. Le corps tomba presque sans bruit. Le dieu l’observa un instant, mais aucune bulle ne marqua son passage.
Il se détourna pour faire face à ses sauveteurs.
Son regard alla d’abord à Mam encore agenouillée, les yeux écarquillés de chagrin et d’horreur, là où le corps de Persoa avait été étendu avant d’être si brutalement emprunté. Le dieu sourit, un sourire qui aurait pu être d’infinie compassion, ou de léger amusement. Il est parfois difficile de déchiffrer l’expression d’un dieu.
« Il dit qu’il est navré de te quitter. Il te demande de ne pas me reprocher d’avoir pris son corps et de sa force. Il dit… » Sirio pencha la tête de côté, comme s’il avait essayé de percevoir un son lointain. « Il dit “Au revoir, Finna, va avec mon amour”. »
Si ces paroles étaient censées réconforter ou apaiser la mercenaire, ce fut peine perdue. Mam se releva d’un bond, les yeux étincelants, les poings serrés. Puis elle se précipita sur le dieu telle une tornade, lui assenant des coups sur la poitrine, le visage, les bras. « Ce n’est pas toi que je veux en ce monde, c’est Persoa ! Rends-le-moi, voleur ! Sors de ce corps ! Rends-le-moi ! »
Sirio se laissa frapper pendant un moment, sans donner signe qu’il sentait les coups, en sûreté désormais dans son nouveau corps. Puis, comme la furie de Mam retombait, il la prit dans ses bras pour la tenir contre lui, une main sur sa tête, comme une mère berçant son enfant. « Il m’a fait don de son corps, et il a toujours su qu’il en serait ainsi. Depuis le jour de sa naissance, il était lié aux Trois, à travers le roc, à travers les os d’Elda. Nous nous sommes toujours connus, lui et moi. Un eldianna porte la marque des dieux, il leur est destiné, ne le savais-tu point ? »
Et lorsque Mam tourna vers lui le regard déconcerté de ses yeux rougis, il posa une main sur son front. « Tiens, sens sa présence. Il est toujours là, en moi, comme tous ceux qui meurent en notre nom. »
Un lent sourire tremblant fleurit sur les lèvres de la mercenaire, puis son visage se défit de nouveau en une expression angoissée et elle s’effondra à terre en pleurant sans faire de bruit, les bras sur la tête.
Le dieu se tourna vers Saro et le dévisagea d’un air solennel : « Tu portes ce qui appartient à ma sœur », dit-il, surpris.
Saro, déchiré de chagrin et de désespoir, leva des yeux vides vers le dieu tandis que sa main cherchait instinctivement sur sa poitrine la pochette où se trouvait la pierre, dissimulée sous ses habits.
Le dieu s’approcha de lui. « Puis-je ? » demanda-t-il.
En tremblant, Saro dénoua les lacets de sa tunique et sortit l’eldistan de la pochette.
Sirio le regarda fixement puis recula d’un pas en détournant les yeux. « La larme de Féya, un objet maudit ! Elle a donc pleuré pour moi. Que lui a-t-il donc fait pour qu’elle ne puisse venir à mon secours ? Je me le suis demandé pendant trois cents ans. Rien ne pouvait nous séparer, rien ! Elle est mienne, et je lui appartiens, nous faisons partie l’un de l’autre. Je croyais qu’il l’avait détruite mais je l’ai sentie de nouveau dans le monde. Je l’ai sentie, là… » Il fermait un poing sur sa poitrine. « Elle est revenue sur Elda, je le sais, dit-il, farouche. Elle est revenue et je dois la trouver. »
Quelque chose vint buter contre sa jambe et il baissa les yeux : c’était Bëte, aussi énorme qu’un félin de la jungle, qui se frottait la joue contre sa cuisse avec toute l’adoration fervente d’un chat domestique. « Non, je ne t’ai point oubliée, tu es revenue aussi. Oui, oui, je sais. » Il tendit une main pour la gratter distraitement derrière une oreille, et le ronronnement de l’énorme créature gronda dans la caverne comme un présage de tremblement de terre. « Où est-elle donc, notre dame ? » dit-il avec douceur, à la cantonade.
« On dit qu’elle se trouve sur la côte d’Istrie, répondit Saro. Le sire de Cantara l’a ramenée à travers l’Océan du Nord. Mais, mon seigneur, je dois demander…
— Cantara ? Pas Rahë ?
— Tycho Issian est le sire de Cantara. Mon seigneur, j’ai une question…
— Un homme, et non un mage ? »
Saro secoua la tête avec impatience. « Un homme terrible mais non un mage, mon seigneur.
— La côte nord de l’Istrie, dis-tu. »
Saro hocha la tête. « Oui, seigneur, mais…
— Et elle est bien vivante, et sauve ?
— Je ne l’ai vue qu’une fois, mon seigneur, quand elle a touché la pierre et l’a rendue meurtrière. Des hommes sont morts… d’autres ont été ressuscités… Katla Aran…
— Elle ne peut avoir eu tous ses esprits. Nous n’apportons pas délibérément la mort à notre peuple. » Mais tout en parlant, il refermait les doigts sur le pommeau de la grande épée.
Saro le dévisagea : « Mais pouvez-vous apporter la vie ? » Le regard perçant des yeux bleus le figea presque sur place mais, en tremblant, il insista : « Katla Aransen gît là, morte. Elle a donné sa vie pour vous, même si ce n’était pas de plein gré, car Katla a combattu jusqu’au dernier moment. Elle m’a dit autrefois que son dieu ne requérait pas de sacrifices de sang. Mais elle est morte pour vous, mon seigneur…
— J’ai accepté son présent, offert de plein gré ou non. Ne demande pas des miracles, mon garçon », dit Sirio avec gravité. « Les jours de chaque existence sont comptés et donner à l’un signifie qu’on prend à un autre.
— N’avez-vous donc aucune gratitude, aucune générosité ? Est-ce cela, être un dieu ? Voir le monde comme une interminable ronde de vies et de morts, toutes égales et ne signifiant rien de plus que de vous permettre de poursuivre votre existence ? »
Le masque de sereine indifférence se reformait peu à peu sur le visage de Sirio.
Soudain furieux, Saro s’écria : « Ce que vous ressentez pour la Rosa Eldi, je le ressens pour Katla Aransen ! Comprenez-vous ? »
L’ébauche d’un pli dépara le front blanc du dieu. « Tu es un mortel, mon garçon, et moi… eh bien, l’abîme est vaste entre nous. Si elle est morte en mon nom, elle vit en moi et y vivra à jamais. »
La rage explosa en Saro : « Ce n’est qu’une arrogante excuse ! Que m’importe si elle existe en vous comme un fantôme ? Je ne la veux point là, je la veux ici, avec moi, bien vivante, pour respirer, pour marcher et escalader, courir et aimer. Ici, sur Elda. Ici, dans mes bras ! » Il prit le bras du dieu, sans se soucier d’être foudroyé sur place, sans se soucier de rien.
Sirio observa le tableau d’un air contemplatif : le mort étendu presque nu sur la morte, une expression indéchiffrable sur son visage pâle.
Mais Saro s’était jeté à genoux près de Katla. Il prit sa main inerte, la frotta, la porta à ses lèvres. Elle était à peine tiède et refroidissait vite, malgré la chaleur sulfureuse de la caverne. Il la frotta encore plus fort.
Sirio se pencha pour effleurer la tête rousse de Tam Renard. « Je me souviens de toi, dit-il avec curiosité. Je sais qui tu es. » Il se redressa. « Je l’ai amené ici », affirma-t-il avec satisfaction à Saro, comme ravi de sa propre prouesse. « J’ai envoyé un monstre faire chavirer son navire, et je l’ai amené ici pour me secourir, alors qu’il se noyait. »
Il posa ensuite une main sur Katla Aransen. « Ah, souffla-t-il. Je te connais aussi, forgeuse d’épées. »
Il se redressa. « Je les ai aidés tous deux sur Elda, déclara-t-il. Ce qui est une infraction suffisante à l’ordre du monde. Je ne veux point intervenir encore. » Il sourit en voyant l’expression atterrée de Saro, et ce n’était pas un sourire empreint de bonté. « D’ailleurs, l’un d’eux est toujours vivant. »
Saro ouvrit de grands yeux : « Lequel ? »
Un gémissement lui répondit. Puis Tam Renard battit des paupières, avec un autre gémissement. Il porta une main raide à son visage, examina le sang séché avec dégoût, en grimaçant lorsqu’il prit conscience de la douleur causée par sa blessure. Son regard se porta sur le corps de la femme.
« Katla ! » Il se redressa pour mieux la voir. « Ah, Katla… non… »
Saro la regardait aussi, épouvanté. Il trouvait déjà terrible la blessure de l’homme à la barbe rousse, mais celle de Katla était encore plus grave. Sa tunique avait été entaillée sous les côtes et il pouvait distinguer des choses luisantes, atroces, des organes intimes qui n’auraient jamais dû voir la lumière du jour. Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il avait la pierre de mort dans la main. Elle brillait d’une lueur jaunâtre, maladive. Le visage de Saro ruisselait de larmes. Il regarda fixement la pierre, avec répulsion. Il ne savait que faire.
Puis il se tourna vers le dieu pour lui tendre brusquement l’eldistan. « Prenez cette pierre, et rendez-la à votre sœur. Et prenez-moi ensuite », supplia-t-il d’un ton pressant. « Prenez ma vie en échange de celle de Katla. Si vous donnez à l’un vous devez prendre à l’autre, avez-vous dit. Eh bien, prenez ma vie et donnez-la-lui. Elle ne mérite pas de mourir, elle est trop pleine de vitalité… » Les sanglots étouffèrent ses paroles.
Tam Renard secoua la tête, et dans ses nattes en désordre osselets et pierres cliquetèrent ; les méplats accusés de ses traits rudes parurent s’adoucir : « Ah, Katla, dit-il à mi-voix. J’avais espéré t’épargner ce funeste destin. » Puis il se tourna vers l’Istrien qui sanglotait, et soupira.
Il fixa enfin le dieu de son regard fauve et nonchalant. « Vous voilà donc, Sirio, Seigneur des Hommes. Ce garçon, qui a l’air d’avoir assez souffert même s’il est à peine assez vieux pour connaître le sens de ce mot, vous offre l’essence de sa vie pour restaurer celle de Katla Aransen. Qu’est devenu votre monde si de tels sacrifices sont requis de si jeunes gens ? » Il se souleva sur un coude pour lancer un coup d’œil mélancolique à sa propre poitrine lacérée. « Mais moi, j’ai vécu longtemps, et à voir ceci, je ne ferai plus guère d’acrobaties désormais. » Il esquissa une grimace qui se transforma en sourire. « Mes compagnons sont morts, mon meilleur ami a été tué par votre Bête, et mon cœur n’a plus nul endroit où s’attacher. Si nous parlons de marchés, je vous en offre un meilleur que ne le pourrait jamais ce garçon, comme vous le savez bien, eu égard à ma lignée. »
Sirio lui lança un regard fulgurant. « Les fils de mages et de seithers vivent longtemps, en vérité. Mais ce sont les actes de ton père qui ont plongé le monde dans son état présent », déclara-t-il. Vif comme un serpent, il saisit d’une main les nattes de Tam Renard et de l’autre la chevelure ardente et ensanglantée de Katla. « J’ai donc peu de scrupules à accepter un tel présent de ta part ! »
Tam Renard, le cou tordu, leva vers le dieu un œil calme, illuminé de lueurs dorées. « Prenez-le vite, alors, dit-il entre ses dents serrées, pour l’amour de Katla. Prenez-le maintenant, avant que je ne change d’avis. »
Il y eut un bref tremblement dans la terre et dans l’air, comme si le flot du temps changeait de cours ou que jaillissaient des énergies soudaines. Puis les yeux de Tam Renard se révulsèrent dans leurs orbites, et Katla Aransen roula de côté en toussant.
Le mouvement fit béer davantage les lèvres de sa blessure, et une boucle d’intestin en sortit, luisant dans la forge du volcan.
Saro regarda fixement cette abomination puis leva sur le dieu un regard incrédule : « Je croyais que vous alliez la sauver ! » s’écria-t-il, accusateur.
Sirio fronça les sourcils : « Elle est vivante.
— Mais sa blessure n’est pas guérie.
— La guérison des blessures ne relève pas de mon domaine. » Il se tourna vers le grand félin couché à ses pieds. « Nous avons un long voyage devant nous, tous les deux, si nous devons être réunis avec notre Rose. Es-tu prête ? »
Bëte ouvrit largement la gueule en un geste qui aurait pu être un bâillement aussi bien qu’un assentiment. Puis elle frotta de nouveau sa joue contre la cuisse du dieu et se leva lourdement.
« Vous ne pouvez nous quitter ! Si vous la laissez ainsi, elle mourra. Nul ne peut survivre à une telle blessure. »
Sirio paraissait légèrement irrité. « Vos existences sont si courtes, quelle différence si vous vivez une journée ou dix années de plus ? Tout ce que vous faites, c’est vous infliger des cruautés les uns aux autres et chercher du pouvoir. Et lorsque vous en obtenez, vous en voulez davantage. Rahë disposait d’un royaume tout entier. Pourquoi a-t-il violé ma sœur et lui a-t-il dérobé sa magie ? Uniquement pour vivre plus longtemps et détenir davantage de pouvoir. Et maintenant, je dois le retrouver et rétablir cet équilibre-là. »
La Bête s’avança entre eux. Elle posa un long regard pensif sur Katla et, pendant un horrible instant, Saro craignit que l’odeur du sang frais n’eût excité son appétit, surtout lorsqu’elle pencha la tête pour explorer du museau la blessure, ce qui fit pousser à Katla un cri d’agonie.
Saro se jeta sur le félin pour essayer de le tirer à l’écart. La Bête le secoua comme s’il avait été un moucheron et retourna à ce qu’elle faisait, indifférente à ses menaces et à ses coups.
Elle dit enfin, très clairement, dans sa tête : J’ai léché sa blessure pour la refermer, mais tu dois l’amener à la Rosa Eldi si elle doit être pleinement guérie.
Saro contempla Katla. Sous les entailles de la tunique, les lèvres de la plaie avaient commencé de se rejoindre : une peau translucide se formait sur les entrailles. Il sentit un soudain espoir lui percer le cœur.
Cela ne durera pas, le prévint Bëte. Mon talent agit sur les créatures, mais non sur les humains. Vous n’avez pas notre résilience. Elle pencha la tête. Oui, oui, nous allons partir à présent, ne t’impatiente pas. Je sais que tu as faim d’elle. Elle me manque aussi.
« Ne pouvez-vous nous emmener avec vous ? » implora Saro.
Bëte le fixa de ses yeux d’ambre. Là où nous allons, tu ne peux nous suivre. Prends bien soin d’elle, et apporte l’eldistan.